Jésus devant Pilate : un procès sans jugement, allégorie de la condition historique de l’homme moderne.

Qu’est-ce que Pilate ? aurait pu être le titre du dernier texte court de Giorgio Agamben. Qu’est-ce que Pilate, donc, dont la formule du « credo » rappelle inlassablement l’existence aux chrétiens depuis 381    ? Un procurateur équestre de la province de Judée sous Tibère, de 26 à 36, dont les historiens Tacite et Philon d’Alexandrie rappellent le gouvernement provincial ? Certes. Un indécis fondamental, dont les évangélistes s’attachent à décrire et à souligner l’insoluble irrésolution ? Sans doute. Mais dans son essence, alors qu’Agamben reprend l’exégèse du plus retentissant des actes de son gouvernement, Pilate apparaît avant tout comme l’élément humain de la rencontre entre Dieu et l’Histoire, entre l’éternel et le temps, alors que ce moment le plus décisif de l’histoire universelle prend la forme d’un procès.

Dans tous les cas, c’est bel et bien un homme, avec ses qualités et ses défauts humains, avec sa psychologie trop humaine qui ressort le plus nettement du cycle d’apocryphes dont il est le protagoniste inattendu   . Sa position dans toute cette histoire est cependant bien incertaine d’un texte à l’autre. En temps de trouble, aux trois premiers siècles du christianisme, un Pilate de la « légende blanche », finalement acquis à Jésus et convaincu de sa divinité, apparaît comme celui dont la clairvoyance a pu organiser la réconciliation entre les chrétiens et le pouvoir romain pourtant persécuteur. Mais ce Pilate éclairé s’oppose à un Pilate enténébré, jaloux, colérique et lâche, qui sans doute a plus durablement marqué les esprits. L’essentiel n’est d’ailleurs pas là, et l’un comme l’autre ont fait crucifier le Messie, tout en ayant reconnu sa nature divine (à cause d’elle ici, malgré elle là) avant d’être à leur tour condamnés par un empereur Tibère sévère mais juste, dont la piété simple contraste avec le portrait moral tuméfié qu’en dresse Tacite   .

Pilate est l’Homme et le juge, qui rencontrera le Fils de Dieu lors de son procès. Mais qu’est-ce que ce procès, dans lequel l’homme juge le Fils du seul Juge, et que la Bible grecque ne désigne jamais que par un étrange détour, en mentionnant le siège du magistrat – sur lequel Pilate ne s’assied d’ailleurs qu’à la fin de la confrontation – sans nommer la procédure de son nom propre    ? L’interrogatoire et la délibération durent environ cinq heures, et si la vraisemblance et la légalité de la procédure sont débattues   , une certitude ressort de ce face-à-face : c’est un dialogue de sourds. Pilate veut établir les faits, quand Dieu entend porter témoignage d’un Autre et d’une autre Vérité (les seuls authentiques, cela s’entend). Dans le Nouveau Testament canonique, ce procès sans objet convainc en tout cas le juge de l’innocence du divin accusé ; mais de même que l’action judiciaire s’est ouverte sans formulation explicite du chef d’accusation, elle semble devoir se clore sans que le juge ne puisse se résoudre à prononcer une sentence formellement valide : plutôt que de prononcer un non-lieu, il propose l’« amnistie » d’un accusé qu’il n’a pas même condamné (sic) ; ce que les accusateurs juifs du Christ refusent, évidemment. Etc.

L’important n’est pas la véracité historique des évangiles (qui semblent cependant faire le récit crédible quoique lacunaire d’une procédure de cognitio extra ordinem adaptée aux accusations de lèse-majesté   , et justifiée par les prétendues prétentions de Jésus à être « roi » – des Juifs). Du point de vue théologique et philosophique, l’essentiel réside bien plutôt dans l’attitude de Pilate elle-même, « incohérente » en apparence mais nullement inconséquente, et dans la nature ambiguë de ce pseudo-procès. En réalité, on se trouve moins ici devant un procès que devant une scène privée : Pilate ne siège pas, il entre et sort puis rentre, et retour. Plutôt qu’un juge qui jugerait, on voit s’agiter (non pas vraiment « agir ») un intermédiaire qui se contente de « livrer » à ses bourreaux un accusé de toute façon condamné – car on est bel et bien dans une farce judiciaire absolument kafkaïenne. Or cet accusé/condamné lui avait déjà été « livré », simultanément par les Juifs du sanhédrin (d’un point de vue historique) et par le Père lui-même (du point de vue de l’économie du Salut, du gouvernement divin du monde, car rien ne survient sans Son approbation). Après cinq heures de tergiversations, le Messie, à la fois « trahi » et « remis » à l’autorité humaine par le Père et les Juifs , est une nouvelle fois « remis » à ses bourreaux, et à la nécessité fatale de l’économie du Salut.

Gouvernement économique, trône vide de l’officiant, suspension du droit… Pilate et Jésus reprend sous un angle nouveau les grands thèmes de la recherche agambenienne sur les origines religieuses des formes modernes du pouvoir développée au fil des derniers volumes de la série Homo Sacer. Mais on peut aussi lire ce nouvel opuscule comme un ouvrage clef de l’œuvre philosophique d’Agamben dans son ensemble, dans la mesure où il y raccroche étroitement ses réflexions, essaimées çà et là, sur les conceptions occidentales du Temps et de l’Histoire. Sous cet angle, la rencontre entre Pilate et Jésus, moment-clef de l’économie du Salut, est aussi le moment qui réalise le « temps messianique », dont Agamben développe l’idée après Walter Benjamin   . Il faut entendre par là que dans ce « procès », Pilate est l’instrument humain et consentant qui pousse à son terme ultime la tradition en « transmettant » le Messie ; et que ce faisant, il abolit la « tradition » (laquelle, étymologique, est aussi « transmission »). Car dès lors, la tradition/transmission de la justice (humaine) portée par Pilate se dissout dans sa rencontre manquée avec la tradition/transmission de la Vérité (divine) portée par Jésus. En d’autres termes, Pilate suspend la conception occidentale du temps, organisée par la conception « économique » du gouvernement divin du monde, qui n’envisage l'historicité que comme une « transmission » vers un but dissimulé, et dont la dissimulation ne cache que son absence. Or dans l’Histoire, ce moment d’exception prend la forme d’une confrontation inadéquate entre deux juges potentiels, l'agent de César et l'agent du Père, qui suspendent tous deux leur jugement.

La rupture de la ligne des traditions/transmissions – celle de la justice humaine, celle de la Vérité divine – s’énonce aussi dans les termes du témoignage, dont Agamben explorait déjà le témoignage dans Ce qui reste d’Auschwitz . Ici, le témoignage salutaire exclut le témoignage judiciaire, et inversement. Malgré leur face-à-face, le sauveur divin ne peut juger, et le juge humain ne peut sauver : jugement et salut sont pour une fois incommensurables, voire contraires, puisque le Salut est un souci divin, quand les hommes recherchent la Justice ; et puisqu’en la personne de Jésus, témoigner pour le Salut revient à s’exposer à être jugé.

Dans le contexte de l’Etat de justice romain, la mise à mort au terme d’un procès sans jugement – donc d’un non-procès – est hautement significative : elle signifie que Dieu a choisi la mort sans justice, c’est-à-dire la plus ignominieuse qu’on puisse alors concevoir. Ignominieuse, la mort sans justice l’est dans la mesure où elle sème cette honte dont parlent aussi bien Joseph K., dans Le Procès de Kafka, que Primo Lévi commenté par Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz. Car tel est le mystère de ce qu’est un procès, ainsi que le comprend Agamben à la suite de Salvatore Satta. Il ne produit rien, il n’a pour but que le jugement (et non pas la justice, ou la vérité) : il est le jugement. Et ce n’est qu’au prix d’une extraordinaire subversion sémantique que le « procès », qui se définit par le jugement qui le clôt, en viendra finalement à désigner, au contraire, un processus inéluctable, éventuellement dépourvu de jugement final. Est-ce à dire que le caractère profondément historique de la condition de l’homme occidental est une condition de honte ?

L’événement clef de l’ « histoire universelle » est ainsi un « procès », dans lequel la loi (de César) et la Loi (du gouvernement divin) ne coïncident pas : parce qu’il parle la langue d’un Monde et d’une Vérité autres que celles du pouvoir politique, Jésus abolit « la possibilité d’une théologie politique chrétienne », tout comme celle d’une « justification théologique du pouvoir profane ». Quoiqu’on en dise, l’éternel et le temporel n’auront jamais rien à voir. Sur un autre plan, l’humanité vivant au rythme des desseins divins, son histoire est elle-même un procès. Mais depuis la fin de l’âge apostolique et de tous les millénarismes, le procès du Salut a vu se dissiper cet horizon prometteur, en devenant ainsi un procès sans jugement, en état de crise permanente   . A la lumière de ce face-à-face unique de Dieu et de l’Homme, l’historicité occidentale apparaît ainsi comme un procès sans cesse ajourné ; comme un état de crise permanente, dans lequel l’incommensurabilité de la vie et du Salut interdisent cependant toute décision. Pilate est l’homme, mais l’homme n’est plus devant Jésus