Une traduction inédite en français de fragments attribués à Diogène le Cynique, ainsi qu’une initiation, toute en légèreté, à l’histoire des transmissions de la philosophie présocratique dans le Moyen-Orient médiéval.

Adeline Baldacchino, passionnée de littérature, a découvert, dans un article relativement confidentiel d’un spécialiste américain   , un gisement de fragments attribués à Diogène le Cynique et encore inédits en français. Elle s’est efforcée de « donner à lire à un public francophone la substantifique moelle de ces textes dont [D. Gutas] a permis le dévoilement, il y a maintenant plus de vingt ans »   . Pour ce faire, les textes de Diogène à proprement parler – qui représentent une cinquantaine de pages – sont longuement et consciencieusement introduits par Baldacchino. Outre une biographie intellectuelle du philosophe, celle-ci gratifie en effet la présente édition de notes très intéressantes sur les enjeux de traduction des philosophes présocratiques à la lumière notamment de la circulation de leurs manuscrits entre la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge dans les ères helléniques et arabes (y compris turques, perses, préislamiques…). L’ouvrage contient également des appendices chronologiques et bibliographiques précieuses à qui souhaiterait approfondir le sujet.

La redécouverte des fragments

Comme le suggère la préface de Michel Onfray, quelque peu contrarié par les « fonctionnaires de la recherche »   qui éprouvent des difficultés (ou des réticences) à démocratiser les fruits de leurs découvertes, on pourrait en vouloir, aux dires de Baldacchino et de son préfacier, aux érudits qui s’étaient dispensés de diffuser les présents fragments cyniques, pourtant disponibles en anglais depuis le début des années 1990.

On pourra donc apprécier l’effort réalisé par la jeune auteure pour traduire quelques ésotériques travaux de D. Gutas. L’helléniste avait en effet découvert dans des livres arabes médiévaux des fragments attribués à Diogène le Cynique, qui représenteraient environ un cinquième de son œuvre connue. Baldacchino a donc commencé par comparer les fragments retrouvés par Gutas à d’autres sources francophones   pour évaluer s’ils étaient bien inédits. Elle s’est ensuite rapidement aperçue que les textes obtenus en français, qui s’avéraient être « des copies de copies de copies »   – véritables produits du « téléphone arabe »    – semblaient altérer considérablement la pensée de l’illustre cynique. Sont ainsi attribuées aux faits des traducteurs successifs les « étrangetés » relatives à l’apparente misogynie du philosophe, à ses convictions déistes (pour ne pas dire, bizarrement, monothéistes), son amitié avec Alexandre le Grand…

Néanmoins Baldacchino souligne l’importance de ces fragments, malgré leurs multiples défauts et les incertitudes qui pèsent sur eux : non seulement ils reprennent divers thèmes cyniques et peuvent permettre d’apercevoir la pensée de Diogène lui-même à certains endroits ; mais surtout, ils ouvrent un champ d’étude que l’auteure estime encore peu exploré : les enjeux de la circulation et de la traduction des philosophes présocratiques dans les ères arabes antiques et médiévales, qui pourraient constituer des objets fondamentaux pour les « philosophes philologues, arabisants de l’histoire des idées, hellénisants de la philosophie islamique, archéologues fous de manuscrits… »   .

Avant de livrer les fragments, Baldacchino propose une courte biographie intellectuelle de Diogène le Cynique, axée autour des principales « leçons » qu’on peut, à ses yeux, retenir de la pensée de ce dernier. Diogène serait né fils de banquier vers – 413 à Sinope, dans l’actuelle Turquie. C’est en arrivant à Athènes dans la première moitié du IVème siècle avant J.-C. qu’il se lie avec Antisthène, « considéré comme le père fondateur de l’école cynique »   . Ils fréquentent le gymnase de Cynosarges, temple dédié à Héraclès, qui semble avoir donné son nom aux cyniques cynophiles. Dès lors, Diogène abandonne tout confort matériel et vit avec le strict minimum, « comme un chien […] : dehors et librement, sans souci des convenances »   . Pendant un voyage il sera capturé et vendu comme esclave, puis libéré par Xéniade qui l’emploie chez lui, à Corinthe, comme précepteur de ses enfants. C’est là-bas qu’il croisera Alexandre le Grand, donnant lieu à des dialogues et frasques restées célèbres. La légende dit qu’il vécut dans un tonneau, dans un total dénuement, entouré d’une meute de chiens. Il semblerait que c’est ce mode de vie très frugal qui lui aurait coûté la vie, alors qu’il était déjà très avancé en âge (il serait mort vers 90 ans). Pour Baldacchino, les leçons de Diogène consistent en ceci : « apprendre à se dénuder pour désespérément vouloir, faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait pour aimer mieux le monde, n’être jamais là où l’on est attendu pour aller toujours où l’on désirait être, n’engager jamais que sa propre liberté pour n’être ni maître ni esclave, savoir enfin que l’on va mourir et que ce ne sera qu’une ultime fête de la solitude »   .

Les fragments en question

Les aphorismes de Diogène ont été regroupés par Baldacchino en treize ensembles thématiques, chacun introduit par un petit paragraphe explicatif de l’auteure. Tout au long de ces sections, qui embrassent une diversité de sujets, on goûte à une prose légère et laconique qui rapporte « l’anecdote et la formule »   , les deux principaux éléments du dispositif discursif de Diogène.

La première section aborde la proximité entre Diogène et la métaphore du « chien », fidèle à ses amis sages et hargneux contre les « ignorants ». Elle permet de mieux comprendre la deuxième section, qui montre comme Diogène peut être mordant à l’égard des riches, des puissants, voire d’Alexandre lui-même. Le Cynique professe ainsi que les élites vautrées dans la richesse qui émoussent leurs vertus valent bien moins que les pauvres qui ne perdent pas leur noblesse : « ceux qui dominent leurs désirs et leur condition personnelle, qui les mettent de côté, ceux-là sont les successeurs des dieux régnant sur l’humanité. Quant aux tyrans qui règnent sur les peuples alors que leurs plaisirs et leurs désirs règnent sur eux, ceux-là sont des hommes vils et inférieurs »   . Diogène préfère en effet une certaine ascèse comme garante de la vertu, comme l’indique la troisième section, qui présente les exhortations du Cynique à apprendre à ne pas se laisser submerger par les désirs.

En lien avec cette volonté de maîtriser les désirs et de lui préférer la sagesse ascétique, on peut lire l’étonnante quatrième section, où Diogène expose un point de vue « violemment misogyne »   comme le note Baldacchino. La commentatrice suggère que ces fragments sexistes doivent surtout leur tonalité virulente aux divers traducteurs, mais on peut les comprendre en les reliant à l’idée selon laquelle se maintenir à distance des femmes permet de « surmonter le désir »   , comme le préconise Diogène. La cinquième section réitère la critique des « riches » au nom d’une quête de la sagesse ascétique, postulant qu’« être pauvre et en sécurité vaut mieux que d’être riche et effrayé »   .

On imagine que la critique sociale ainsi contenue dans les préceptes de Diogène devait lui attirer bien des ennemis, raison pour laquelle la sixième section est entièrement consacrée aux attitudes à adopter face aux insulteurs. Diogène prône encore la retenue et un certain recul : « si celui qui vous injurie est vil, alors celui qui répond à l’injure par l’injure est encore plus vil »   . Faire différemment que ce que suggère l’ignorance commune est une des principales leçons du cynisme, et c’est l’objet de la septième section. Diogène ne craint pas, et revendique même de procéder à rebours du conformisme dominant : « celui qui veut que son chemin soit bon, laisse-le suivre une route contraire à celle qu’emprunte la majorité des hommes »   .

C’est en effet la volonté individuelle et l’esprit critique qui doivent guider l’action individuelle, et c’est pourquoi Diogène adopte une position certes monothéiste (peut-être là aussi sous l’influence des différentes traductions) mais quelque peu hétérodoxe   . « La science la plus importante » est en effet, aux yeux de Diogène, « celle qui est pratiquée »   , c’est-à-dire ni la théologie ni la métaphysique   . Après quelques considérations sur le « chagrin », qu’on peut lire comme des notes entrant en résonnance avec une approche psychologique, la dixième section expose quelques aspects de la doctrine éducative de Diogène, basée moins sur « l’apprentissage » que sur la mise en application des préceptes : « Surmontez ce qui vous fait du mal en faisant du bien »   .

La onzième section prend pour thème les amis et les ennemis. L’approche cynique se teinte d’un certain pragmatisme à l’égard des uns (on ne voit ses véritables amis que dans des périodes difficiles) et des autres (il faut moins prêter attention à ce que nous reprochent les ennemis qu’à ce qu’ils oublient ou se retiennent de dire). La douzième section nous conforte dans l’idée que « le Cynique parle peu, mais bien »   , comme le note Baldacchino, car en effet nous avons « deux oreilles mais une seule bouche »   , ce qui signifie que l’on doit écouter plus que parler. Enfin la treizième et dernière section regroupe quelques traits d’esprit suggérant que Diogène refuse de s’arrêter aux apparences des choses, à l’encontre desquelles on peut généralement trouver un second niveau de lecture.

Initiation à une histoire de la pensée

Le dernier tiers de l’ouvrage est une nouvelle contribution de Baldacchino, s’appuyant de façon plus serrée sur les travaux de D. Gutas en vue de présenter quelques enjeux de l’analyse du contexte de transmission des présents fragments de Diogène et de leur redécouverte.

L’objet premier de Gutas est la réception des philosophies grecques pré-plotiniennes par les philosophes arabes de la fin de l’Antiquité et du début du Moyen-Âge. La première difficulté est que les autorités byzantines et chrétiennes ont déjà opéré des tris et provoqué une relative « uniformisation de la pensée »   philosophique avant qu’elle soit reçue par les Arabes. Pour le cynisme, victime d’expurgations, « c’est bien de transmission indirecte qu’il s’agit : les traces que l’on peut retrouver sont elles-mêmes issues de sources primaires disparues »   . Il faut donc rigoureusement recontextualiser les traductions inédites que l’on peut retrouver des philosophes de la Grèce antique dans les ères arabes.

En effet, comme le souligne Gutas, pour bon nombre d’érudits de l’époque abbasside, « il s’agissait bien moins de préserver les secrets trésors de l’humanité que de donner aux commanditaires des traductions (califes et courtisans, élites administratives et militaires, savants) les outils idéologiques de leur légitimation politique »   . Les traducteurs devaient donc contribuer, à l’interne, à asseoir un ordre politique, et, à l’externe, poursuivre la « guerre des idées »   contre le christianisme byzantin. Les fragments retrouvés de Diogène n’échappent pas à cette contingence. On peut se demander, plus précisément, quelles ont été les sources en question où Gutas a pu retrouver ces textes inconnus.

Baldacchino l’explique dans la suite de son analyse : c’est d’abord dans des « compilations d’anthologies »   , la « gnomologie » et la « doxographie »   . Les recueils arabes permettant aux lecteurs d’aborder les philosophes grecs à travers des morceaux choisis sont monnaie courante. La commentatrice propose cependant de se centrer sur trois principaux recueils publiés autour de l’an 1000, sur lesquels s’est appuyé Gutas. Ces ouvrages reflètent l’occultation progressive des philosophes présocratiques dans le contexte grec lui-même : seules sont abordées quelques versions simplifiées et déformées des doctrines de Démocrite, des stoïciens, des sceptiques, des néo-pythagoriciens, ainsi que des cyniques. C’est sur ces derniers que Gutas s’est concentré. Après avoir donné les références exactes des ouvrages où des textes de Diogène ont été retrouvés, et après avoir explicité comment Gutas a déterminé ceux qui étaient inédits et ceux qui ne l’étaient pas, Baldacchino rapporte le calcul de l’helléniste américain, qui fait remarquer que l’arabe prend désormais la deuxième place, par ordre d’importance, des langues dans lesquelles on peut lire des textes de Diogène le Cynique, puisque « 18% »   des textes du philosophe qui ont jusqu’ici été retrouvés sont en arabe (contre 74 % en grec et 8 % en latin). Ce qui plaide pour explorer davantage la voie ouverte par la philosophie arabe.

Au final, l’ouvrage laisse dans une certaine perplexité. Pourquoi de tels effets d’annonce, une quatrième de couverture annonçant une « chasse au trésor », une préface de Michel Onfray, pour finalement… la traduction d’un article américain datant de 1991 ? D’un côté, comme le note le préfacier à propos du livre, « Qu’apprend-on de plus que nous ne sachions déjà ? Rien de vraiment important »   . Le spécialiste du cynisme sera curieux, puis peut-être déçu. Mais là se trouve tout l’intérêt du livre : celui-ci ne s’adresse pas en priorité à des spécialistes, et accomplit l’œuvre tout à fait salutaire d’initier le profane au cynisme non seulement à la vie et à la pensée de Diogène, mais également à une grande variété de thématiques ayant trait à l’histoire des idées, à la philologie, aux questions de traduction… A ce titre, le paratexte est au moins aussi important que les fragments de Diogène à proprement parler – toujours dans l’hypothèse où le lecteur n’est pas helléniste.

Baldacchino remarque elle-même que « l’équilibre est forcément imparfait, entre fidélité à la source scientifique et désir d’ouverture sur le vaste monde des lecteurs profanes »   . Peu nombreux seront les lecteurs suffisamment érudits pour juger si la « source scientifique » a été assez sérieusement discutée ; gageons donc que ce petit livre saura toucher les « lecteurs profanes », car il le mérite amplement, à travers la fraîcheur et la sincérité du propos, et surtout, pour la grande générosité des analyses présentées