Comment la compassion contrôlée pourrait-elle permettre à l’homme moderne de créer un monde commun ?

Lorsqu’elle s’était interrogée sur la "banalité du mal" dans Ce que l’homme fait à l’homme (Seuil, 1995), Myriam Revault d’Allonnes avait montré qu’ "animal politique par excellence, l’homme est aussi animal mimétique par excellence". Après avoir creusé la notion d’identification du côté de la frayeur, c’est le sentiment d’empathie pour la souffrance qu’elle interroge dans L’homme compassionnel. Reprenant de manière critique les développements de Jean-Jacques Rousseau sur la pitié dans L’Émile et s’accordant avec Hannah Arendt (Essai sur la Révolution) sur le fait que ce sentiment condescendant reste du domaine du privé et n’a pas sa place en politique, la philosophe s’attache à définir une sensibilité pour le malheur qui serait  respectueuse de la symétrie et de l’égalité des conditions. Ce sentiment, qui partage avec l’amour et l’amitié le souci de la singularité de l’ "Autre", c’est  la compassion.


Le ressort compassionnel

Plus profonde que la simple reconnaissance, car elle permet de se représenter concrètement la souffrance d’un "Autre", la compassion passe par une identification que Myriam Revault d’Allonnes redéfinit à l’aune d’Aristote, de Sigmund Freud et de René Girard. Cette compassion va au-delà du psychologique,  pour  jouer un rôle nécessaire aux côtés de la raison en démocratie moderne, cette époque de la "passion de l’égalité", où l’autorité appartient désormais à la masse telle que la décrivait déjà Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835). Pour Myriam Revault d’Allonnes, "la sensibilité n’est pas le contraire de la rationalité. Pour réagir de façon "raisonnable", il faut d’abord avoir été "touché" par l’émotion". Et le sentiment de compassion permet d’éviter de sombrer dans l’insensibilité. C’est donc une disposition indispensable pour créer un monde commun au temps de l’individualisme et du relativisme des valeurs. Selon l’auteur, ce sentiment est un "ressort" politique au sens de Montesquieu, comme l’honneur est le ressort anthropologique de la monarchie ou la peur celui de la tyrannie. Le régime qui va de pair avec la compassion est la démocratie dans laquelle nous vivons, qui devrait être "compatissante".


La pitié comme perversion

Or, bien souvent, nos contemporains "dérapent" du compatissant vers le compassionnel, pervertissant leur "sensibilité" en "sensiblerie" et leur compassion en pitié. Et une bonne partie de l’essai analyse comment "un certain universalisme compassionnel, retourné contre ses propres fondements, peut se muer en simulacre de la reconnaissance de l’autre". Nos sociétés du spectacle nous donnent à voir un déferlement d’images de misères, qui empêchent finalement l’action politique, paralysant les défavorisés dans leur situation de paria – et pire, les faisant culpabiliser d’y rester. Du côté des citoyens compatissants, on suscite un tel maelström de sentiments nombreux et éphémères, qu’ils s’évaporent avant même que ces hommes puissent engager une action politique en faveur de ceux pour qui ils éprouvent de la compassion, c'est-à-dire au sens étymologique : ceux avec qui ils souffrent. Ou plutôt avec qui ils n’ont plus le temps de souffrir puisqu’on leur présente immédiatement d’autres souffrances. L’auteur donne l’exemple du logement social et considère l’action de l’Abbé Pierre, tout comme celle des "Enfants de Don Quichotte", pour démontrer avec clarté que si de manière privée, des dons ont été faits, "jamais cette insurrection de la bonté ne se transforma en politique publique". La mise en scène spectaculaire mais politiquement nulle de telles campagnes sociales prouve bien la thèse de l’auteur : "la pitié conditionne, au titre de disposition subjective, l’entrée dans la communauté politique. Mais si la pitié dispose à la communauté, elle ne vient pas en lieu et place des institutions."


La prudence chez les modernes

Comment faire alors pour que la compassion ne dérive pas en pitié, et soit le ressort d’une véritable politique ? Opposant cet instantané stérile de l’image à la catharsis, telle que la définit Aristote dans sa Poétique, Myriam Revault d’Allonnes donne une lecture politique de la catharsis. Elle définit ainsi quels sont les tenants moraux et esthétiques d’une identification réussie, aboutissant à une action politique en faveur de ceux avec lesquels on compatit. Rester dans la compassion sans sombrer dans la pitié relève d’un effort personnel pour garder le cap. Il s’agit de faire usage d’une sagesse pratique qui permet d’éviter les excès de sentimentalité, afin de conserver une juste distance à l’autre et le respect de sa singularité. Ici, Myriam Revault d’Allonnes rejoint le concept de deînon, qu’elle avait développé dans Ce que l’homme fait à l’homme. Index, matrice et ressort de la sagesse pratique (ou phronesis), le deînon "implique la terreur de l’excès". Mais aussi "l’ingéniosité". En effet, le mécanisme de la prudence est loin d’être synonyme d’immobilité, puisque la force de l’homme est de réactualiser par l’imagination sa compassion, puis d’utiliser sa raison, avant d’en appeler aux institutions par l’action. Enfin, dans le dernier chapitre du livre, "Éprouver et agir", Myriam Revault d’Allonnes conclut que la compassion est un mode de connaissance indispensable, mais qu’elle nécessite la mise à distance et la durée que lui confère l’intervention de "justes institutions".