Pour ceux qui connaissent son cinéma, Jauja (2014) pourra paraître comme un exercice de style de la part de Lisandro Alonso. Malgré leurs indéniables différences, ses quatre films précédents partageaient une fidélité à un même programme de mise en scène, dont les traits principaux contrastent à première vue avec ceux de Jauja. Qu'est-ce qui a changé avec ce dernier film pour qu'on ait l'impression, chez Alonso, du franchissement d’une nouvelle étape créatrice ?

Le premier aspect qui attire notre attention est d'ordre plastique. Ce sont bien la texture et les couleurs du film qui produisent l'allure toute particulière de cette première collaboration d'Alonso avec Timo Salminen, chef opérateur habituel du cinéaste finlandais Aki Kaurismäki. Le choix du format 4/3 constitue lui aussi une nouveauté importante. Avec ses coins légèrement arrondis, le cadre confère à l'image l'aspect d'un objet précieux. Il lui transfère aussi une consistance archaïsante, ainsi qu'une pose aux accents picturaux. Les images sont souvent composées en ayant recours à la tension entre la figure humaine et l'horizontalité des paysages de la Patagonie, mais cette tension ne devient jamais simplement thématique et, d'un point de vue formel, elle ne joue pas non plus à la citation cinéphile, malgré l'évidente attirance du cliché et de toutes les références au western, depuis ses déserts jusqu’à ses frontières incertaines   .

L'horizontalité, dans Jauja, est souvent gradée, comme dans la séquence nocturne qui raconte la disparition d'Ingeborg (Viilbjørk Malling Agger). Son père, Gunnar Dinesen (Viggo Mortensen), qui s'apprête à partir à sa recherche, se dresse sur son cheval sur un fond composé de trois franges de couleurs : le vert de l'herbe illuminée par le feu du bûcher, le bleu obscur des nuages à l'aube et, entre les deux, une couche noire et épaisse en guise d'horizon brouillé. De la même manière, le film essaie sans cesse de brouiller les horizons, de les multiplier et de les faire apparaître comme des mirages. Pourtant, il n'arrêtera pas de les mettre au centre et, de ce point de vue, un nouveau contraste s'offre par rapport aux films précédents, qui privilégiaient la traversée latérale du cadre, à travers le fleuve de Los Muertos (2008) ou les couloirs de Fantasma (2006). Ici, par contre, c'est plutôt vers l'horizon que se dirigent les personnages. Bien que la caméra se déplace parfois sur l'axe, l'absence du steadicam auquel Alonso avait recours à des moments stratégiques de ses films précédents, ne fait que confirmer le choix de limiter le mouvement dans un espace pourtant très ouvert.

Jauja est aussi le film d'Alonso le plus « parlant ». On pourrait même dire que le réalisateur argentin y découvre les dialogues, ou plutôt le principe d’une succession de monologues, tant il est difficile de déterminer à quel point les personnages communiquent véritablement entre eux. Une bonne partie de ces « conversations » porte sur la rumeur de la folie de Zuluaga, un officier de l'armée dont on dit qu'il a déserté et qu’habillé en femme il commande désormais une tribu d'indiens. Cette histoire, que tous confirment pour ensuite la démentir, est la seule que les dialogues du film parviennent à raconter intégralement. En ce qui concerne le reste, Jauja reste économe en mots. C'est comme si les phrases se perdaient elles aussi dans le désert. Ou bien, comme s'il ne valait pas la peine de les traduire, comme le montre la séquence dans laquelle Ingeborg parle en danois avec son amant, qui ne comprend que l'espagnol.

Malgré toutes ces raisons qui font croire à un changement de style, le film sème partout des pistes qui permettent de penser, non pas à la continuité, mais au retour – non sans transformation – de motifs et de préoccupations profondément ancrés dans le travail d'Alonso. À commencer par le motif des indices, que les personnages de Jauja recherchent sans arrêt pour essayer de repérer leur position, tout en se perdant d'avantage. C'est le cas du cheveu blond qu'un natif du désert retrouve dans une fougère, ou même du petit soldat de bois, qui a la faculté d'apparaître aux endroits les plus inattendus. Mais ce petit soldat, à sa manière, rappelle la figure en plastique du footballeur qu'Américo Vargas retrouve à la fin de Los Muertos (2004) (figure qui, de son côté, rappelait les enfants sans vie du début du film ou, par anticipation, le porte-clefs de Liverpool). Nous nous trouvons nous-mêmes, en tant que spectateurs, en train de déchiffrer des pistes qui, bien que nettement localisées, n’apportent pas un sens très défini, au point d'être parfois illisibles   .

Jauja, malgré les apparences, n'est pas forcément un film plus linéaire que les précédents. Certes, à la différence de La Libertad (2001) ou de Liverpool, les prémisses dramatiques sont présentes dès le départ et elles semblent donner la clé d'un développement calculé : il s'agira pour le père de ne pas perdre ce qu'il possède (sa fille) et de parvenir à conquérir en plus un territoire ou un secret que cacherait le désert dans son cœur. En ce sens, il y a peu à voir avec la parfaite circularité de La Libertad, film sur le travail solitaire d’un jeune bûcheron de la pampa, qui s’achevait à l'endroit même où il commençait. À sa manière, ce schéma d'une monotonie exposée, d'une répétition dans l'ouverture d'un paysage sans fin, trouvait un écho et une confirmation dans la perspective mécanique et fantomatique du seul film qu'il a presque intégralement tourné en intérieurs, Fantasma. Dans ce film, les personnages des deux premiers longs-métrages d'Alonso se retrouvaient dans une salle de cinéma à l'occasion de la première, à Buenos Aires, de Los Muertos. Mais loin de réduire leur présence à la simple célébration de cet événement, Alonso transformait le lieu pour y retrouver la répétition cyclique du temps et la solitude de ces personnages dans la nature (ici présente sous forme de bruits d'ascenseurs, de modems, de sonneries, et du propre bruit parasite du film projeté).

Mais si on considère Los Muertos ou Liverpool, Jauja partage avec eux au moins une certaine ressemblance du parcours : les trois films montrent un père qui fait un long déplacement pour retrouver sa fille. En fait, Los Muertos et Liverpool supposent que le père a été longuement absent. Jauja confirme que dans tout écart spatial ou temporel, la distance creusée est infranchissable (peu importe qu'il s'agisse d'un jour, de 15 ans, d'un siècle, de la longueur d'un fleuve ou de celle de deux continents). À leur manière, ces trois pères parviennent à retrouver leurs filles respectives, et pourtant rien ne permet de croire qu'ils le font vraiment. Vargas, dans Los Muertos, arrive à son ranch et fait la connaissance de ses petits-fils (le film s’achève de façon menaçante sur cette « réunion » familiale), mais sa fille est absente. Farrel, dans Liverpool, n’est pas reconnu par sa fille handicapée et repart aussitôt. Dans Jauja tout cela devient beaucoup plus compliqué, comme si à la netteté des images correspondait une opacité encore plus importante du récit.

Des techniques digressives permettent à Alonso de différer sans fin la rencontre. Ces techniques s'inscrivent dans le fond sonore de Fantasma, ou dans le voyage sur steadicam, presque onirique, à travers une forêt dont s'absente pour un instant le personnage endormi de La Libertad. On se souvient aussi de ce qui arrive lors de la rencontre des machettes de Vargas et de son petit-fils, dans Los Muertos, et qui porte la menace que l’ancien meurtrier porte avec lui à son retour au pays. Et finalement, on se rappelle l'interruption qui coupe en deux Liverpool, lorsque le film décide de ne plus suivre Farrel et de demeurer dans le village auquel il a rendu une très courte visite.

Dans Jauja, on pourra saluer l'importance accrue de la digression, à la fois comme ce qui le rapproche des films précédents et ce qui l'en éloigne, faisant du film lui-même une sorte de digression dans l’œuvre d'Alonso. Ces excursions à la conquête de plusieurs horizons, le film les propose en opposant, à la netteté des images ou la simplicité du récit, l'égarement continuel qui semble caractériser tous ses personnages. En vertu de ce contraste permanent, toute rencontre, dans Jauja, s'avère aussi fausse que les certitudes qui la motivaient au départ. Dans ce sens, la digression finale – un changement de perspective qui nous transporte à un tout autre lieu et à un tout autre temps que celui du XIXe siècle argentin – ne devra pas être comprise comme une mise en abîme qui encadrerait l'aventure initiale. Les tous derniers plans (fondu enchaîné des eaux d'un étang danois avec celles de la côte de la Patagonie) confirment le brouillage des niveaux. Le rêve, s'il y en a un, ne sera pas attaché à quelque personnage en particulier. Le spectateur pourra en choisir un ou plusieurs : Ingeborg, son père, le chien, ou même un petit soldat de bois.