Seul musée de science-fiction en Europe, la Maison d’Ailleurs affirme la singularité de sa posture selon la volonté de son énergique directeur, Marc Atallah. Nous l’avons rencontré à Yverdon-les-Bains, à quelques encablures de Lausanne, pour découvrir son regard singulier sur la science-fiction et la relation de ce genre au musée ainsi qu’au processus d’exposition.

Ce long entretien se divise en deux parties. Dans un premier temps, Marc Atallah présente le musée qu'il dirige et évoque la situation de la science-fiction aujourd’hui. Une seconde partie sera consacrée à l’exposition du moment, la résolument étonnante Alphabrick, à visiter jusqu’au 31 mai.

Nonfiction.fr – Quand on parle de la Maison d’Ailleurs, la situation d’exception du musée est au centre des discours. Il y a comme un paradoxe à être un « petit » musée par la taille, grand par l’étendue des collections, et unique dans son approche et ses propositions.

Marc Atallah – La situation du musée est assez simple : dans les années 70, Pierre Versins, le fondateur du musée, habite en Suisse. Après la seconde Guerre Mondiale et sa déportation à Auschwitz, il vient en Suisse afin d’être soigné. Il rencontre sa femme, une Suissesse et décide d’habiter d’abord à Lausanne, puis dans les environs d’Yverdon-les-Bains. C’est là qu’il a commencé à collectionner vers 1945-50, sur une période de 25 ans. Quand il décide que sa collection est trop grande, il choisit de la donner et contacte plusieurs lieux : Yverdon-les-Bains (il habitait tout près) et Paris. Évidemment, vue la situation pas très glorieuse de la science-fiction en France dans les années 70, Paris refuse la collection de Versins qui s’étendait alors à 40.000 pièces environ. Yverdon possédait déjà un côté alternatif avec La Mare, une librairie à l’esprit post-Métal Hurlant, mais elle se cherchait aussi une identité culturelle et a accepté le fonds pour créer la Maison d’Ailleurs en 1976. C’était la base de la négociation. Versins disait « donnez-moi un lieu pour placer la collection, et je la donnerai ». Le refus de Paris a d’ailleurs donné beaucoup de cheveux blancs à Gérard Klein   , qui s’en plaint dans la préface du livre sur la science-fiction française écrit par Simon Bréan   . Évidemment de notre point de vue c’est assez drôle : il regrette que Paris ait refusé, mais nous sommes plutôt contents !

Nonfiction.fr – Vous parlez d’une situation peu glorieuse de la science-fiction. Ce statut marginal est-il encore d’actualité ?

Marc Atallah – Oui et non. Je connais bien les intellectuels qui ont travaillé sur la science-fiction dans les années 70, soit au travers de leurs écrits, soit personnellement. Soyons clairs : en 1970, il n’y a pas beaucoup de textes intéressants. Les textes les plus pertinents sont faits par les Canadiens et les Québécois à Montréal, à l’université McGill ; des gens comme Darko Suvin   , Marc Angenot   , qui instaurent une vraie poétique du genre. C’est ce qui fait que lorsqu’Irène Langlet   publie sa thèse il y a quelques années, elle parle avec Richard Saint-Gelais   qui est issu de cette mouvance, puis elle cite Angenot qui a écrit Le paradigme absent   . Mais en France, la littérature critique de la science-fiction dans les années 70 est mauvaise, ou plutôt limitée, par exemple dans les panoramas à la Jacques Van Herp   . Vous ne pouvez pas légitimer un genre avec des critiques médiocres, surtout dans les années où les plus grands critiques de la narratologie en France, Gérard Genette, Tzvetan Todorov, Umberto Eco, sont en train d’écrire des textes incroyables.

Il y a d’autres facteurs : les formats sont inadaptés, les ouvrages sont publiés dans des collections spécialisées, et les textes sont mal traduits. Tout cela explique ce mauvais accueil critique de la science-fiction en France, même si quelques voix se sont insurgées, dont celles de Boris Vian ou Michel Butor...

Le système des universités françaises a longtemps laissé peu de place à la littérature américaine, à part à Edgar Poe (mais parce que Poe a été traduit par Baudelaire, sinon je ne suis pas sûr qu’il aurait eu sa place). On fait donc face à une forme d’ambiguïté : aux Utopiales à Nantes, une table ronde sur deux parle de science, comme s’il fallait passer par la science pour légitimer la science-fiction. Il n’y a rien de pire que de vouloir légitimer la science-fiction en tant que genre, car cela revient à rappeler qu’elle n’est pas légitime !

Mais le « ghetto » science-fiction, comme le dit Gérard Klein, est en train d’éclater, grâce à des écrivains comme Michel Houellebecq, ou Antoine Volodine   . Certains crient au scandale, parce qu’ils aimeraient que la science-fiction reste un ghetto. En Suisse, des professeurs me contactent parce qu’ils aimeraient faire un séminaire sur la science-fiction, donc cette catégorie de paralittérature est en train de tomber.

La Maison d’Ailleurs est bien située à cet égard. On peut plus facilement exister, sans verser dans le divertissement populaire comme cela aurait été le cas à Paris. J’enseigne aussi à l’Université de Lausanne : là, mes collègues en cinéma, en sciences sociales, en sciences politiques, en littérature, en anthropologie, travaillent sans problème sur la science-fiction, sans avoir besoin de légitimer leurs postes, leurs objets de recherches, où alors grâce à leurs travaux. Il faut cesser avec les postures victimisantes.

Nonfiction.fr – La science-fiction doit donc affirmer sa qualité ?

Marc Atallah – Il faut arrêter de dire telle ou telle chose qu’elle est de la science-fiction. Il faut renoncer à cette entité « fétichiste », et faire une sélection. C’est pour cette raison que je suis assez critique par rapport au texte de Simon Bréan sur la science-fiction en France. Parmi les textes étudiés, il y a des choses illisibles ! Prenez par exemple le roman réaliste du XIXe : il y a Balzac, Flaubert, etc., mais il y a aussi des choses insupportables qu’on a oubliées. C’est comme s’il ne fallait rien oublier dans la science-fiction. Comment voulez-vous légitimer un genre de plus de 400 000 ouvrages, sans compter les films et les bandes dessinées, sans trancher ?

Certaines choses peuvent avoir un intérêt historique, pour l’histoire littéraire, mais pas d’intérêt esthétique, et j’appelle de mes vœux des recherches esthétiques sur la science-fiction. Lorsque vous regardez le système des conventions en France, en particulier les Utopiales, tout le monde est mélangé. Des choses très médiocres vont côtoyer des choses incroyables. Je dirais donc, de manière un peu provocatrice, que la mauvaise presse de la science-fiction est fabriquée par leurs auteurs.

Nonfiction.fr – Vous êtes dans un lieu où vous ne pouvez pas tout montrer, de fait, à cause de sa taille. N’est-ce pas justement un atout énorme de ne pas pouvoir tout montrer ? Est-ce que cette contrainte ne vous a pas donné une approche spécifique ?

Marc Atallah – On dit des musées qu’ils construisent un objet. Les musées ont donc toujours une relation à un discours, contrairement à une galerie qui n’en a pas besoin, puisqu’elle présente des artistes. Or, pour construire un objet, au travers du travail de recherche curatoriale, il faut faire des choix, aller chercher des artistes qui vont dialoguer avec le contenu de l’exposition. Quand on prend le champ de la science-fiction, quel est l’objet à construire ? Si l’objet, c’est la science-fiction, on va répéter ce que tout le monde dit, à savoir qu’il n’y a pas de définition, et cela est stérile.

Le musée a cet avantage de nous obliger, pour des questions de place, à monter un certain nombre de pièces. Cette contrainte de l’institution culturelle a son analogue dans la recherche académique. On se demande : quel est l’objet que je construis ? Quels sont les choix que je vais opérer pour construire cet objet ? Est-ce que le parcours du livre, de l’article est satisfaisant ? Un musée est finalement très proche d’une recherche académique, sauf peut-être qu’il y a plus d’outils à notre disposition. Et puis le ton et les références ne sont pas les mêmes, mais cet acte de sélection me paraît de toutes façons lié à la recherche, qu’elle soit muséographique ou académique.

Nonfiction.fr – La Maison d’Ailleurs semble parvenir à échapper à la fétichisation de l’objet pour se situer davantage dans un questionnement. Ce travail doit être difficile, car vous avez des pièces qui sont extrêmement prégnantes.

Marc Atallah – Vous ne pouvez pas échapper à la fétichisation, en particulier si vous connaissez les esthétiques. Si vous êtes fan de super-héros et que vous voyez le numéro 1 de Marvel, il va évidemment se passer quelque chose pour vous. Mais nos expositions ne sont pas construites autour de ce fétichisme, donc cette fascination ne nous regarde pas. Elle n’est pas notre responsabilité. Notre responsabilité est de construire un discours cohérent, sur la base de documents et de monuments. Il y a les documents qui proviennent de la Maison d’Ailleurs dans les étages inférieurs  en fait, les étapes de l’histoire esthétique du genre, ou de la thématique , viennent ensuite des pièces plus artistiques et des monuments qui existent en un seul exemplaire, qui viennent donner le point d’orgue de la visite, manifester le concept de l’exposition. Ensuite dans l’espace Jules Verne, on prend du recul pour montrer comment les documents du début du XXe siècle contenaient déjà quelque chose des discours d’aujourd’hui. C’est comme cela que je construis mes expositions, mais je ne peux pas empêcher la fétichisation. L’exposition actuelle Alphabrick en est un bon exemple : on a inclus Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, et des briques Lego ; et alors les gens comprennent : « C’est une expo Lego ». Alors que ce n’est rien de tout cela, puisque je travaille avant tout sur le document. Par exemple, le numéro des 4 Fantastiques qui sort en 1961 est un document qui a une importance à la fois historique et esthétique. Il s’avère qu’en plus il est rare, mais il aurait très bien pu ne pas l’être.

Nonfiction.fr – Avec l’espace Souvenirs du Futur, vous semblez avoir pris à revers la notion d’exposition permanente. Est-ce que la notion de permanence s’accommoderait mal avec la science-fiction, intrinsèquement ?

Marc Atallah – C’est ce qui se faisait avant que j’arrive, et cela fonctionne très bien, notamment avec le monde des musées, parce que l’exposition permanente est bien pratique ! Vous ne touchez pas aux objets, sauf pour les changer de place tous les cinq ans, voyez par exemple le musée Jules Verne à Nantes. Cela va avec l’image statique du musée, construite par la bourgeoisie. On montre un patrimoine, qui par définition ne doit pas bouger. C’est ce qui nous donne une vision figée de l’Art classique : souvent, les musées d’Art Classique sont des musées permanents, alors que d’autres petits musées vont justement amener autre chose, montrer les ambiguïtés chez Le Caravage, par exemple. Je ne voulais pas de ça, mais pas parce que je suis opposé à la permanence. Si vous montrez les premières éditions de Jules Verne, ou de H.G Wells, vous avez là des documents importants dans l’histoire de la science-fiction. C’est plutôt le regard porté sur une exposition qui engage cette notion de permanence. Une exposition permanente va amener le visiteur à adopter un canon historique alors que la temporaire va l’inviter à découvrir un phénomène plus court.

Les musées demandent aux gens d’être souples de l’esprit, mais ne sont pas eux-mêmes souples dans le dispositif. Ici, pour jouer avec le visiteur, on propose des espaces permanents, mais dont le contenu change. Cela permet de raconter le début d’une histoire, de mettre en place une connexion, une mobilité. Vous pensez que vous allez voir des super-héros parce que vous avez vu les films : nous mettons cela en mouvement. Et c’est la même chose pour les robots, les Lego, etc. Comme les visiteurs ne connaissent pas ou peu ce début de l’histoire, ils ne savent pas quoi faire avec les pièces d’art contemporain. Mais nous mettons en place cette connexion.

Nonfiction.fr – Parlons d’anticipation, appliquée au musée : quel est le futur de la Maison d’Ailleurs ?

Marc Atallah – Une première exposition sur le robot est prévue, Portrait-Robots. Je vais également travailler sur le Pop Art japonais en 2016 et ses possibles liens avec le manga. Le développement de la Maison d’Ailleurs se fera en poursuivant ce travail d’inspection des mythologies contemporaines, dans plusieurs thématiques différentes, et qui peuvent être très esthétiques, de l’ordre du motif. Je veux aussi conserver la qualité avec laquelle on traite nos expositions, nos artistes. Le centre de recherches doit encore être développé, ainsi que notre présence à l’international. On place nos efforts sur la présence de la Maison d’Ailleurs dans d’autres lieux, en Suisse alémanique, ou ailleurs à l’étranger en développant différentes mesures de médiation. Mais je parle assez rarement du futur, parce que le musée s’inscrit beaucoup dans le présent. J’essaie de ne pas trop diriger la vision. Mais on garde toujours ce souhait d’inspecter les grandes mythologies d’aujourd’hui, à chaque fois avec un plan de coupe différent. Ce qui fait qu’un jour, je peux venir ré-inspecter une mythologie, mais avec un autre plan de coupe.

Nonfiction.fr – Et puis la collection doit être amenée à s’étendre…

Marc Atallah – Oui, on acquiert des objets au fil des expositions. Il y a un nombre de vitrines à « remplir » pour ainsi dire, ce qui nous permet de choisir très précisément les objets et de compléter la collection rationnellement. On n’avait pas l’affiche du Star Wars de 1977, on a pu l’acheter pour l’exposition. On ne prend plus tout ce qui vient, on complète les collections de manière précise. On a déjà beaucoup de choses, donc on choisit de travailler par modules.

Nonfiction.fr – Vous travaillez depuis un moment avec une agence de graphisme, Notter + Vigne, ce qui a permis d’affirmer la forte identité visuelle de la Maison d’Ailleurs, à commencer par son logo, puis son identité visuelle, en prolongement du travail d’édition.

Marc Atallah – Ce n’était pas comme cela auparavant ! Les graphistes se plaignaient de devoir utiliser une œuvre de l’exposition en cours pour réaliser l’affiche. Mon prédécesseur ne faisait que des expositions monographiques, là où je fais plutôt du thématique, parce que ce qui m’intéresse c’est de traiter un phénomène et pas un artiste, sauf exception. Donc les graphistes étaient face à une exposition sur Didier Graffet   , et devaient mettre le travail de Graffet sur l’affiche. Les graphistes ont protesté et j’ai accepté de changer l’approche. Je leur donne le concept de l’exposition, et les graphistes me font des propositions graphiques. La promotion et l’affichage coûtent cher, il devenait donc urgent de se lâcher un peu pour faire des choses impactantes, d’autant plus que certains affichages durent seulement deux ou trois semaines dans les rues. Je demande donc aux graphistes de travailler en Pantone, pour avoir ces couleurs fluo qui donnent une identité très forte. Je ne veux pas qu’on sache de quoi il est question dans l’exposition. Cela choque certains artistes, qui aimeraient bien qu’on montre leur œuvre ! Sur l’affiche d’Alphabrick, on reconnaît le Lego, et en même temps personne ne peut dire que c’est une exposition Lego. On se dit plutôt : « Tiens, il y a quelque chose avec les briques... ». C’est cela l’identité visuelle : impacter les esprits très vite, avec le logo, le choix chromatique, un nom d’exposition et puis, proposer quelque chose de très graphique pour que les gens n’identifient pas le musée avec ce qu’il y a à l’intérieur. Dès que vous mettez du Graffet, celui qui n’aime pas Graffet n’ira pas voir l’exposition. Alors que si vous faites une affiche graphique, vous voilà questionné... Et vous venez plus facilement voir de quoi il s’agit.

Nonfiction.fr – Cette construction graphique va vers le concept.

Marc Atallah – Oui. Les graphistes travaillent d’abord sur des concepts. Dans l’affiche d’Alphabrick, on peut voir l’étoile noire, on peut voir une métaphore du monde, de l’univers qui est sphérique, on peut voir la brique... C’est quelque chose qui pousse au questionnement

 

Découvrez la seconde partie de cet entretien ici