Gabriel Marzneff connaît bien "De Senectute" de Sénèque et en donne sa version : celle d'un éternel jeune homme rattrapé par le temps.

Gabriel Matzneff, qui a déjà publié plusieurs volumes de son journal intime, y a mis un terme le 31 décembre 2008 et en réserve la publication complète pour le « posthumat » : ce seront les Carnet noirs (1953-2008) qu’il dactylographie, ce qui lui permet de porter ce jugement sur sa vie et sur le genre, le 9 juillet 2013 : « Quelle vie, ma vie ! Quel tourbillon ! Je plains les gens qui ne tiennent pas leur journal intime, ils n’ont aucune conscience de ce qu’ils vivent, de ce qu’ils ont vécu. Ce sont des ectoplasmes ». Il se relit beaucoup et le lecteur est ainsi convié à voir une sorte de coupe géologique dans les différentes années de sa vie. En août 2009, il explique pourquoi il a décidé de cesser de tenir son journal : « C’est parce que je désire ne pas être le scribe de mon propre crépuscule ». C’est Bertrand Delanoë qui lui conseille en 2011 de rouvrir ses carnets, si bien que ce volume ne fait pas moins de 517 pages. On y voit cet homme libre, soucieux de l’imparfait du subjonctif et de Vaugelas, voyager beaucoup, surtout en Italie (Naples, Rome, Venise), mais aussi en Suisse ou à Nice, Montpellier ou Saint-Malo, dont l’air marin est « rapicolant ». Il lit la presse italienne et suit l’actualité politique de ce pays, dont il va voir de nombreux films à Paris. Il va beaucoup au restaurant « se taper la cloche » et note ses menus roboratifs et les vins qu’il a bus, comme pour les déguster encore en écrivant. Il évoque moins ses bonnes fortunes, mais ne manque pas l’exposition Casanova à la BnF et reste fidèle à lui-même, malgré les « chacals du pharisaïsme quaker » : « La nouveauté, ce tyran de mon âme. Une bouche neuve, une peau neuve, un corps inconnu décuplent le désir d’un polisson tel que moi. Je n’y peux rien, c’est ainsi » (14 février 2013). Cet éternel amoureux se désole de recevoir un SMS de rupture de Marie-Agnès (qui reviendra vers lui, encore !) et note cet aphorisme, contre celles qui tournent la page : « L’amour vrai ne meurt jamais, il n’est jamais le passé. »

Toutes ces pages, comme l’indique leur titre, constituent une sorte de De Senectute moderne où l’auteur se prépare avec humour et lucidité à sa mort, envisageant le suicide sans ciller, si son cancer de la prostate l’atteint de façon trop dégradante. Il pense à ceux qui se sont jetés dans le vide (Deleuze, Fruttero, Mario Monicelli) et n’exclut pas cette solution pour lui : « C’est la mort des esprits libres affaiblis par la maladie qui ne disposent ni de poison, ni d’un revolver. Ce sera la mienne, peut-être » (30 novembre 2010). Tout ce travail préparatoire lui permet d’écrire dans les dernières pages, le 27 juin 2013 : « Je suis prêt à mourir et le constater est une réelle satisfaction. » Pour autant, il ne tient pas à s’enfermer dans sa maladie et note le 30 octobre 2011, peu après avoir recommencé à tenir son journal : « La barbe ! Quelle idée de tenir à nouveau ce journal ! Si les ennuis de prostate doivent y remplacer les passions amoureuses de naguère, autant le foutre au feu. » Ses carnets sont un fameux fourre-tout où on peut trouver aussi bien une recette de plantes contre la grippe, une évocation d’un cocktail chez POL en l’honneur d’Emmanuel Carrère qui vient de recevoir le prix Renaudot pour Limonov, l’inauguration, rue Saint-Benoît, d’une plaque commémorative sur l’immeuble où a vécu Marguerite Duras (mais « Calamity Gab » commémore plutôt ses amours clandestines dans un immeuble de la même rue !), les bienfaits du thé vert dans les régimes, présentés comme une nouveauté par les chercheurs, et déjà connus de Byron, des accès de colère contre Ségolène Royal, le poids de l’auteur, qui monte et qui descend, des citations de Rousseau juge de Jean-Jacques ou de Schopenhauer, appelé familièrement l’« oncle Arthur » ! C’est bien le journal d’un écrivain qui reprend pour l’écriture la définition que donne Karl Lagerfeld de la haute couture : « Un métier, un artisanat, un art appliqué. » Il voudrait être lu selon cette affirmation de Pascal : « Pour entendre un auteur, il faut accorder tous les passages contraires ». Il ne se fait aucune illusion sur le petit milieu littéraire, qu’il considère avec une grande ironie désabusée : « Hier matin, avec Géraldine, visite du salon de l’agriculture : des porcelets, des moutons, des vaches. Beaucoup plus sympathique que le salon du livre où en mars prochain, après des années d’absence, je vais, ahimè, faire une apparition. » Sans jamais chercher à se justifier, il s’inscrit dans des lignées prestigieuses : « Quand j’ai utilisé l’adjectif matznévien, les crétins m’ont accusé de prétention, d’orgueil ; mais Stendhal, dès sa jeunesse, a créé, sans fausse humilité, le substantif beylisme. »

Quand, le 26 juillet 2012, il prend le RER pour rejoindre une amante, c’est toute une aventure pour lui : « J’ai été durant toute ma vie tant protégé, privilégié, quand d’aventure je plonge dans le monde réel – la station Les Halles à 19 h – j’ai l’impression d’atterrir sur une autre planète. Des visages patibulaires, des voyous, des goujats, des cinglés, plus quelques bourgeois qui rentrent du boulot, les yeux baissés, la tête entre les épaules, n’en menant pas large ». Il reste toutefois fidèle à certaines valeurs du pays qui a accueilli ses parents russes : « Fils d’émigrés, jamais je ne mêlerai ma voix à celles de mes amis partis en croisade contre l’invasion musulmane. J’ai beaucoup d’estime littéraire, de sympathie humaine pour Renaud Camus, mais son combat n’est pas, ne peut, être le mien. Parce que mon père et ma mère ont vécu et sont morts avec pour tout papier d’identité le passeport Nansen ». Il fête son anniversaire le 12 août 2013, mais ne l’a pas fêté un an avant avec le même bonheur. Il se rend à l’église et peut même noter le dimanche des Rameaux : « Une église orthodoxe est le lieu du monde où je me sens le plus chez moi », ce qui vaut aussi pour cette « bibliothèque de la Querini Stampalia » à Venise, qui est « non seulement un de mes lieux vénitiens de prédilection, mais un des endroits au monde où je me sens le plus léger, heureux, en paix avec moi-même et avec les autres » (18 juillet 2013). Il ne lui manque donc que le don d’ubiquité pour être bien partout, seul ou avec ses amis ou ses amantes, dans son « placard poudreux » ou chez Lipp… Il se recueille sur la tombe de Bernanos et salue les qualités d’actrice et de cœur de Bernadette Lafont, dont la mort l’affecte. Il s’imagine lu après sa mort par un jeune garçon ou une jeune fille qui le prendront peut-être pour un « Martien » : « Est-ce le journal d’un homme raisonnable ou celui d’un fou ? Le journal d’un gentil ou celui d’un salaud ? Le journal d’un représentant normal de la gent masculine ou celui d’un monstre à nul autre pareil ? » La réponse sera celle que donneront ces lecteurs à venir. C’est en tout cas le journal d’un écrivain vivant, capable d’écrire lucidement, le 16 janvier 2012 : « La chute dans le vide, puis s’écraser contre le sol, ça doit être affreux. Efficace mais affreux ». On lui souhaite de glisser plutôt, comme sur une chute de reins…