Le premier essai d'écopoétique consacré à la littérature européenne, où il est bien plus question du terroir que de la Terre. 

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

Qu’est-ce que l’écopoétique ? Le terme, en usage en France depuis le milieu des années 2000, vise à désigner une critique littéraire se situant au croisement de la littérature, de l’écologie et de l’éthologie, qui se propose d’examiner la relation entre littérature et environnement naturel. Sous cette appellation, il s’agit donc, de prime abord, d’une traduction de ce que les Anglo-Saxons appellent l’ecocriticism, née aux Etats-Unis dans la seconde moitié des années 1990 des efforts conjugués de plusieurs chercheurs, notamment de Lawrence Buell, qui demeure jusqu’aujourd’hui le principal théoricien de ce type d’études. Les questions que la discipline se pose vont de la manière dont la nature est représentée dans tel ou tel texte à l’étude des interactions entre littérature et science de l’environnement dans tel autre, en passant par l’analyse critique des enjeux de l’écologie politique en littérature ou celle de la sagesse écologique.

Peu développée en France, ce type de critique littéraire souffrait à ce jour, selon Pierre Schoentjes qui signe le premier panorama français et européen d’écopoétique, de ne pas réellement pouvoir être transposée telle quelle sur le vieux continent, en raison tout d’abord de l’absence d’une tradition de nature writing comparable à celle dont les Américains bénéficient depuis un siècle et demi (grâce aux écrits de Henry David Thoreau, John Muir, Aldo Leopold, Gary Snyder, Rick Bass, Annie Dillard, Jim Harrisson, etc.), et en raison ensuite de la façon même dont la nature fait sens de part et d’autre de l’Atlantique : alors que les Américains conçoivent leur identité nationale en référence à la nature sauvage (la célèbre wilderness), les Européens voient plus volontiers dans leur environnement naturel un ensemble de paysages formant le poème de l’humanité, c’est-à-dire l’ensemble des lieux de leur séjour.

Il fallait donc, pour réussir à mettre au point une écopoétique qui puisse être pertinente par rapport à l’expérience que les habitants du vieux monde font de la nature, non pas se servir des instruments et des principes de méthode élaborés par les théoriciens de l’ecocriticism, mais en élaborer de nouveaux qui soient mieux adaptés à la spécificité de la littérature considérée. Ainsi des quatre critères avancés par Lawrence Buell pour définir le texte environnemental, Pierre Schoentjes indique qu’il n’est pas réellement possible de les retenir dans la perspective de l’élaboration d’une écopoétique, parce qu’ils ne correspondent pas à la manière dont la nature fait sens dans la vie des Européens : 1. L’environnement non humain est présent non seulement comme cadre mais comme une présence qui suggère que l’histoire humaine fait partie intégrante de l’histoire naturelle ; 2. L’intérêt humain n’est pas considéré comme le seul intérêt légitime : 3. La responsabilité de l’homme envers l’environnement fait partie de l’orientation éthique du texte ; 4. Une conception de l’environnement comme processus plutôt que comme constante est au moins implicitement présente dans le texte.

De là aussi le changement d’appellation. Tandis que l’ecocriticism met l’accent sur l’engagement et les implications éthiques, voire politiques, d’une description de la nature sauvage, l’écopoétique insiste plus volontiers sur la composante littéraire et l’esthétique de la représentation de la nature. Il s’agit moins de restituer la façon dont il est possible de s’engager pour la nature, que de décrire les diverses manières dont il est loisible d’y trouver son chemin, selon les six catégories que propose Pierre Schoentjes : les promenades, les fictions, les témoignages de solitude de la nature, les voyages et l’aventure, les récits d’expériences pastorales et les essais d’écrivains sur les rapports homme-nature.

Outre l’ensemble des considérations théoriques que nous venons d’évoquer, qui recommandent une salutaire adaptation de l’ecocriticism à la spécificité de la littérature européenne, l’autre apport de l’étude de Schoentjes consiste dans l’étonnante richesse du corpus littéraire qu’il parvient à mobiliser pour mener à bien son enquête. Si nul n’ignorait l’intérêt, dans une perspective environnementale, des romans et des nouvelles de Romain Gary (notamment les Racines du ciel), de Jean Giono, de Julien Gracq, de Joseph Kessel, de Jean-Marie Le Clézio, ou des récits d’Elisée Reclus, de Claude Lévi-Strauss (on songe bien sûr à Tristes Tropiques), de Charles-Ferdinand Ramuz, de Victor Segalen – pour ne citer que des auteurs du domaine francophone, mais une mention spéciale devrait être réservée à l’auteur finlandais Arto Paasilinna et à l’auteur italien Mario Rigoni Stern –, il faut avouer que l’on avait tendance à grandement sous-estimer la vitalité de la littérature « naturaliste » en Europe, à commencer par celle que Pierre Gascar a composée durant toute sa vie, en une soixantaine de livres, aujourd’hui bien oubliés, et que Pierre Schoentjes s’efforce de nous faire redécouvrir.

L’incontestable mérite de cet ouvrage est donc de combler une lacune objective dans le champ des études littéraires, et de se risquer à une première tentative de recension des œuvres de fiction afférentes. L’étude de Pierre Schoentjes laisse toutefois quelque peu le lecteur sur sa faim pour plusieurs raisons. La première tient à la relative pauvreté des considérations théoriques qui gouvernent l’enquête. Il est regrettable, par exemple, que le concept de lieu, que l’auteur met pourtant au centre de son examen de l’écriture de la nature sur le vieux continent, ne soit élucidé qu’en quelques pages rapides et bien insuffisantes   , dans l’ignorance, qui plus est, des nombreux travaux philosophiques qui lui ont été consacrés, et dans la méconnaissance de ce que la réflexion de Gaston Bachelard aurait pu apporter à une telle thématique   . Paradoxalement, les remarques d’ordre théorique les plus intéressantes qui émaillent l’ouvrage de Pierre Schoentjes sont en fait toutes empruntées à Lawrence Buell   .

La seconde raison de la déception que ne manque d’éprouver le lecteur tient au corpus des œuvres littéraires examinées, dont l’on se retient difficilement de penser que, bien souvent, elles n’offrent pas d’autre intérêt que local – au sens où l’on parle d’une ligne de chemin de fer d’intérêt local, desservant des petites villes de province. Il s’agit parfois en effet d’une littérature typiquement régionaliste, qui n’a rigoureusement rien à dire sur le monde dans lequel nous vivons et qui n’a aucune chance de « parler » à ceux qui ne sont pas de la même région ou du même pays – tout ce que l’on veut, donc, sauf une littérature cosmopolite exprimant des vues universelles, à mille lieues (c’est le cas de le dire) de la nature writing des Anglo-Américains qui, bien que liée à une expérience singulière de la nature comme nature sauvage, a su s’affranchir des limites géographiques et culturelles où elle s’est élaborée. Toute la question est de savoir si une littérature qui se donne pour objet l’expression de « ce qui a lieu » ne se condamne pas par là même à demeurer une littérature de terroir