L’anthropologue peut-il tirer de ses terrains des enseignements pratiques pour nos sociétés contemporaines ?

Jared Diamond, ornithologue de formation, s’est depuis longtemps imposé comme l’un des meilleurs anthropologues contemporains, notamment à travers sa réflexion sur la façon dont les contraintes écologiques peuvent conduire à l’essor   ou au contraire à la fin d’une civilisation   . Dans ce dernier ouvrage, il se penche sur le décalage entre les sociétés primitives et nos sociétés, pour se demander ce que nous pouvons apprendre des premières.

Ce « nous » renvoie aux sociétés « weird », western educated industrialized rich and democratic, auxquelles s’opposent des sociétés « traditionnelles », comprenons, même si la définition aurait gagné à être plus claire, des sociétés de petite taille, et sans État centralisé. Bref, d’un côté, les sociétés qu’étudie l’anthropologue, et de l’autre, les sociétés d’où il vient. Et la question posée dès le titre ; que pouvons-nous en apprendre ? Comment l’apprendre ? Y a-t-il des leçons que nous pouvons appliquer pour mieux vivre ? Cette réflexion est sans cesse nourrie de la pratique personnelle de Jared Diamond, et notamment de son terrain d’étude, la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Certaines tribus n’y ont été découvertes qu’après la seconde guerre mondiale, et ces sociétés ont vécu une transition incroyablement rapide. Comme le note l’auteur dans son introduction, certains Néo-Guinéens de son âge ont grandi dans un monde qui ne connaissait ni l’État ni l’écriture, ni la médecine ni les voyages : dans un monde, donc, radicalement différent du nôtre. Dans ce « monde jusqu’à hier » que la mondialisation a presque totalement effacé aujourd’hui.

La question que pose Jared Diamond est donc avant tout issue de ses réflexions personnelles sur ce décalage entre deux mondes, deux univers, deux sociétés. L’auteur interroge alors plusieurs domaines pour montrer comment les sociétés traditionnelles fonctionnent : le règlement des conflits, la justice, l’éducation des enfants, le traitement des personnes âgées, l’apprentissage des langues, l’attitude adoptée face aux risques et aux dangers, l’alimentation et l’état de santé. A chaque fois, Jared Diamond essaye de comparer plusieurs exemples, passant, avec une érudition qui force l’admiration, de l’Afrique à l’Asie, de l’Amérique du Sud à l’Océanie. Il croise en tout près de quarante sociétés traditionnelles. L’auteur est souvent très fin, il sait notamment éviter le danger consistant à réifier ces sociétés, à poser une « société primitive » type qui n’existerait que dans l’esprit du chercheur. Le chapitre sur l’éducation des enfants, par exemple, ne cesse de souligner à quel point les sociétés traitent différemment leurs enfants, des Pirahãs de l’Amazonie pour qui punir un enfant, de quelque façon que ce soit, est un crime impardonnable, aux Talensi du Ghana qui n’hésitent pas à utiliser des châtiments extrêmement violents. Ce comparatisme systématique entre les sociétés, entre les milieux naturels dans lesquels elles vivent, entre les choix qu’elles font pour les habiter et les investir, est sans nul doute l’une des grandes forces de l’ouvrage.

Y a-t-il, alors, leçon à apprendre ? On s’en doute, l’auteur dit oui, ces sociétés traditionnelles ont bel et bien des choses à nous enseigner. Toutes ces sociétés ont en effet un point commun, elles privilégient systématiquement le tissu social, là où les nôtres mettent en avant l’épanouissement de l’individu. Ce faisant, ces sociétés évitent bien des maux dont souffrent les nôtres : notamment la solitude, l’exclusion des délinquants et des criminels, l’abandon des personnes âgées. On peut prendre deux exemples un peu plus détaillés, pour donner une idée de la démarche et des conclusions de l’auteur. Dans le premier chapitre, l’auteur analyse longuement le cas d’un enfant tué par un bus en Nouvelle-Guinée, et ce qui s’ensuit. Ces sociétés privilégient une justice réparatrice, venue du bas, à une justice punitive, venue du haut en insistant sur la médiation, la compensation et la conciliation, en laissant les parties en conflit dénouer l’affaire entre elles, leurs formes de justice permettent aux familles de faire plus facilement leur deuil, et aux adversaires d’hier de se réconcilier plus rapidement. C’est ainsi qu’on voit le chauffeur du bus ayant tué l’enfant venir assister à ses funérailles, pleurer avec la famille du mort, puis partager un repas avec eux. Peut-on imaginer la même situation en Occident ? Autre exemple, pris dans un autre chapitre : la grande majorité de ces sociétés pratique des formes plus ou moins étendues d’alloparentalité, c'est-à-dire que les petits enfants sont sans cesse entourés, encadrés, suivis, non seulement par les parents, mais aussi par les frères et sœurs, les voisins, les cousins. L’auteur souligne que cela s’explique avant tout par le milieu naturel dans lequel ces sociétés vivent. Dans la jungle amazonienne ou la savane africaine, laisser un enfant sans surveillance pendant quelques instants, c’est lui faire courir un risque mortel   . Mais les sociétés traditionnelles savent investir cette contrainte écologique pour en faire un choix social, qui permet de construire des familles élargies, d’impliquer l’ensemble de la communauté dans l’éducation des jeunes enfants, ce qui est très utile, par exemple, en cas de mort soudaine des parents. Pas d’orphelins dans ces sociétés, car les enfants sont toujours, au moins un peu, les enfants de tous.

Il est impossible de retracer en quelques lignes les enseignements de ce livre de plusieurs centaines de pages. On peut critiquer plusieurs points : l’auteur, on l’a dit, s’implique dans l’enquête, ce qui le conduit parfois à s’égarer dans de longues anecdotes personnelles, souvent fastidieuses – c’est là, pour être juste, davantage un tic d’écriture des anthropologues américains qu’un défaut propre à Jared Diamond. Cherchant à couvrir tous les domaines, le livre perd parfois en profondeur. Les chapitres sur l’alimentation ou sur la religion, notamment, sont moins convaincants, car trop rapidement traités. Quant au chapitre sur la santé, dans lequel Jared Diamond propose notamment une réflexion sur le cancer et autres maux qui affectent nos sociétés, est peu accessible, car il est très technique et très dense, versant plus dans la génétique que dans l’anthropologie   . La réflexion de l’auteur aurait également gagné à être nourrie d’exemples historiques. Ses premiers chapitres, portant sur la justice compensatoire et ses implications en matière de relations sociales, font par exemple penser d’une façon frappante à ce que les médiévistes ont appelé l’infrajustice   .

Reste que l’ouvrage, qui se lit très bien par ailleurs malgré sa taille, est très stimulant. Il conduit, notamment, à inverser radicalement, dans une posture qui n’est pas sans provocation, le schéma traditionnel, évolutionniste, qui sous-tend souvent l’anthropologie : « nous » serions plus développés qu’« eux », qui auraient donc forcément des choses à apprendre de nous. Ici, c’est l’inverse, et on ne peut qu’apprécier la démarche. D’autant plus que l’auteur ne tombe pas dans un éloge des sociétés traditionnelles – ce serait retomber sur un autre mythe, celui du « bon sauvage ». Jared Diamond reconnaît en effet d’emblée – et ne cesse de le rappeler par la suite – que ces sociétés ne sont pas parfaites. On vit moins longtemps, dans de moins bonnes conditions de vie. La mortalité infantile y est très élevée, on y est globalement moins libre. Toutes ces sociétés connaissent la guerre, et elle y est extrêmement meurtrière. L’auteur va jusqu’à souligner que, si on rapporte le taux de mortalité dans des expéditions guerrières à la population totale, ces guerres primitives sont plus meurtrières que la seconde guerre mondiale   . Tenter de voir ce que ces sociétés traditionnelles ont à nous apprendre, c’est aussi, dès lors, mesurer ce que nos États nous apportent au quotidien, et la réponse tient en un mot : la sécurité. Les sociétés traditionnelles vivent dans un état d’insécurité permanente – qui ne rime d’ailleurs ni avec pauvreté ni avec anarchie, comme l’avaient souligné respectivement Marshall Sahlins et Pierre Clastres. Croiser un inconnu dans la jungle de Nouvelle-Guinée, c’est toujours risquer une confrontation qui a de grandes chances de s’achever par la mort d’un des deux protagonistes alors que nous croisons chaque jour des milliers d’inconnus sans que cela ne dégénère.

Jared Diamond, ici comme dans ses ouvrages précédents, est très hobbesien : l’État moderne contraint l’individu, lui impose sa justice, sa violence, mais lui assure en retour la sécurité et la tranquillité. Dès lors, cet ouvrage peut, comme Effondrement, se lire comme une réflexion sur les coûts. Quel prix est-on prêt à payer pour éviter la guerre de tous contre tous ? Bref, là où des chercheurs comme M. Sahlins et P. Clastres tendaient à idéaliser les sociétés qu’ils étudiaient, dans une perspective rousseauiste qui les conduisait à les poser en modèles   , Jared Diamond reste plus prudent et plus mesuré.

Les sociétés traditionnelles ne sont pas, ne doivent pas être des modèles qu’il s’agirait d’imiter, mais, tout au plus, des viviers ou puiser des exemples permettant de donner des idées pour des évolutions sociales, politiques, et économiques. Comme Effondrement encore, cet ouvrage se veut très pratique, très concret. Ce ne sont pas seulement des réflexions universitaires, mais bien des exemples de changements que l’on pourrait décider d’introduire dans nos sociétés. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, au fond – et c’est un rappel nécessaire en ces temps de pessimisme ambiant et de discours déterministe –, c’est qu’une alternative est toujours possible

 

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