Dans un ouvrage stimulant, Cécile Alduy et Stéphane Wahnich se penchent sur la mue du Front national sous l’angle de la sémantique.

Déclaré mort au lendemain des élections présidentielles de 2007, le Front national est revenu aujourd’hui au cœur de la vie politique française. Pas une semaine en effet où l’on ne disserte sur la stratégie de dédiabolisation impulsée par Marine Le Pen, sa traduction dans les sondages ou les dérapages de ses cadres. Les observateurs de la vie politique débattent sans relâche sur la « vraie nature » de ce parti et s’acharnent à prouver si, oui ou non, il a pris un virage républicain.

Et si certains constatent avec inquiétude les mutations du Front, pointent la persistance de certains positionnements polémiques et s’émeuvent avec incrédulité de sa montée en puissance électorale, d’autres affirment, au contraire, qu’il a changé et que sa stratégie de normalisation a modifié en profondeur son logiciel idéologique.

L’ouvrage de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots, s’inscrit dans ces débats et leur apporte un éclairage nouveau puisque les auteurs focalisent leur étude sur le discours de la présidente du Front national. A l’heure où la bataille lexicale fait rage dans les débats politiques, cette approche originale a le mérite de rationaliser les passions de chacun et offre un cadre d’analyse neutre pour décrypter efficacement la portée du discours frontiste. L’objectif de cet ouvrage est donc double: il s’agit à la fois de tracer les contours de ce que dit Marine Le Pen et de comprendre comment son discours accompagne sa stratégie de « respectabilisation ».

Artefacts et artifices

La première partie de l'ouvrage s'attache tout d'abord à présenter la méthodologie des deux chercheurs. Cécile Alduy et Stéphane Wahnich ont fait le tri parmi les 2 000 interventions de Marine Le Pen afin de constituer un corpus plus resserré, dense et propice à l'analyse. Ainsi, seules les interventions contenant plus de 800 mots (soit environ 5 minutes de parole) ont été retenues : discours publics, entretiens dans les médias, éditoriaux. Une fois ce champ délimité, les deux chercheurs procèdent à son analyse quantitative et qualitative afin d'en identifier les thèmes récurrents – des mots simples aux suites de mots – au moyen de logiciels comme « Termino » et « Hyperbase », qui permettent par exemple d'identifier des « constellations » de mots ou « co-occurences ». Introduisant une compréhension plus fine du discours, l'identification et l'analyse de celui-ci permettent de reconstituer l'environnement sémantique proche d'un mot ou d'une suite de mots et d'approfondir le sens de leur emploi.

La mobilisation de ces outils conduit ensuite les auteurs à identifier l'environnement sémantique des mots ou expressions dont use Marine Le Pen, puis de les spécifier. Car les mots ont un sens, mais, dans la bouche de Marine Le Pen, pas forcément celui que l'usage commun leur assigne. Différant en cela de son père qui préférait choquer et faire scandale, elle se contente d'insinuer, « d'imprégner subrepticement le vocabulaire », fidèle à sa stratégie de dédiabolisation.

Plusieurs outils sont mobilisés à cet effet : le principe de rétorsion, qui consiste à s'approprier le vocabulaire de l'adversaire afin d'en tordre le sens, les euphémismes et autres substitutions lexicales qui permettent d'atténuer la forme du discours tout en préservant sa portée profonde, mais aussi les habiles allusions et « mises en sourdine ». Il apparaît également que Marine Le Pen est friande de concepts abstraits, traduits dans un vocabulaire technique voire technocratique, bien plus difficiles à attaquer sous l'angle de l'indignation morale habituellement employée par ses adversaires.

Enfin, Cécile Alduy montre bien que Marine Le Pen se plaît à brouiller les pistes en modifiant la hiérarchie traditionnelle des thèmes frontistes, afin de se situer là où on ne l'attend pas et susciter ainsi un effet de surprise qui crédibilise sa parole. Toutes ces techniques sont connues, elles participent de la logique du discours politique. C'est pourquoi les deux auteurs mettent ensuite en lumière, afin de les analyser plus précisément, les items significatifs et récurrents utilisés par Marine Le Pen.

Des mots aux choses

Premier thème, et non des moindres : l'économie. A la différence de son père, Marine Le Pen surinvestit ce champ, l'enrichit et en fait un axe majeur de son positionnement politique. L’analyse quantitative réalisée par Cécile Alduy est très révélatrice : par exemple le mot « euro » est utilisé à une fréquence de 6,7 pour mille, contre 4 pour mille à ses adversaires et seulement 1,8 pour mille chez Jean-Marie Le Pen. Plus généralement, Marine Le Pen emploie quasiment autant de termes économiques que ses adversaires, dans une proportion qui est le double voire le triple de son père. L'étude de Cécile Alduy confirme donc le véritable intérêt que porte la leader frontiste à l'économie, qui s'accompagne d'une vision – opposée de celle de son père – du rôle et de la place de l'Etat dans la société : à la fois protecteur et interventionniste, quand il devait se cantonner à ses missions strictement « régaliennes » chez Jean-Marie Le Pen. Le tournant est réel et assumé.

Mais Cécile Alduy constate également que Marine Le Pen, cette fois beaucoup plus insidieusement, se sert de l'économie pour dénoncer l'immigration via sa critique de la mondialisation. La xénophobie, difficile à assumer publiquement, reste sous-jacente et continue d'imprégner indirectement ses éléments de langage. Cette technique permet à Marine Le Pen de continuer à « parler » à sa base militante et de satisfaire celle-ci tout en captant un nouvel électorat, plus ouvert. Il y a bien là double discours.

Autre notion qui n’appartient pas à l’univers idéologique du Front et qui est devenue l’un des thèmes récurrents du discours mariniste : la laïcité. Traditionnellement absente du discours frontiste, la laïcité était perçue avec défiance par Jean-Marie Le Pen qui n’utilisait ce terme que pour faire référence à la neutralité politique des services publics, notamment des enseignants qu’il considérait comme inféodés aux thèses marxistes.

Face à cette vision idéologique de la laïcité, Marine Le Pen oppose une approche religieuse qui prend appui sur l’émergence de la question de l’Islam en France. En investissant le champ de la laïcité délaissé par une gauche de plus en plus mal à l’aise face à la montée du communautarisme, elle s’engouffre dans une brèche qui va lui permettre de « républicaniser » son discours tout en concentrant ses diatribes contre les musulmans. En effet, en se saisissant de la laïcité, elle en altère le sens historique. Sa conception maximaliste s’exprime systématiquement contre les musulmans qu’il s’agisse du port du voile, des prières de rue ou de la viande halal dans les cantines scolaires.

Comme le montrent les auteurs, l’usage du mot « laïcité » est multiplié par 30 entre 2010 et 2012. Plus intéressant encore est le relevé des mots les plus fréquemment associés à cet usage : « violation », « communautarisme », « immigration », « revendications », « plier ». Le sous-entendu est limpide, derrière un discours républicain de façade, elle associe immigration, communautarisme et atteinte à la laïcité. La laïcité apparait dans son discours comme un remède à l’immigration et au repli identitaire qu’elle dénonce. En s’emparant du flambeau d’une laïcité dévoyée, Marine Le Pen parvient à concurrencer la gauche sur son terrain historique tout en conservant un discours radical sur le fond.

Un discours habité de mythes politiques

Dans la seconde partie de l’ouvrage, les auteurs explorent les mythes convoqués par le discours frontiste. Si les mots sont pesés, soupesés, scrutés et analysés, ces derniers ont un sens et portent des imaginaires. Des imaginaires qui proposent un récit cohérent, ouvrent un « modèle d’intelligibilité » d’un monde complexe et fragmenté et convoquent des figures légendaires à forte valeur symbolique. L’objectif de ce procédé structurel aux impératifs de la communication politique est bien d’offrir une grille de lecture simplifiée et rassurante face à une réalité opaque et souvent incompréhensible.

La force de Marine Le Pen, nous dit Cécile Alduy, est la construction d’une cosmologie, c’est à dire une vision de l’homme et de sa place dans le monde. Chaque événement qu’il soit de nature politique, économique ou social est passé au crible de cette vision globale et va s’inscrire dans la marche du monde que dénonce Marine Le Pen. Cette reconfiguration du réel s’articule autour de plusieurs grands mythes transcendants que nous décrit Alduy avec érudition. Ces « mythèmes » imprègnent le discours frontiste et nous permettent de mieux identifier l’identité politique d’un parti qui ne cesse de prétendre être en rupture avec l’extrême droite historique. Si l’on considère les mythes relevés par Cécile Alduy (mythe de la France éternelle, de l’âge d’or perdu, de la décadence ou du complot), la filiation est manifeste.

De même, en faisant appel à un peuple figé et magnifié, Marine Le Pen valorise ceux qui, parmi l’électorat, se sentent oubliés par les classes dirigeantes : les « invisibles ». Des invisibles dont elle déclare être la porte-parole la plus légitime. Enfin, Cécile Alduy rappelle avec justesse la dimension poétique du discours mariniste qui vient renforcer sa puissance d’évocation et rappelle les grands discours politiques qui ont marqué le pays, de Jaurès à De Gaulle. La construction idéologique d’une France fantasmée qui structure le discours de Marine Le Pen lui permet donc de se positionner au-dessus des débats technocratiques et économiques qui dominent le champ politique et de s’affirmer comme le dernier recours convoquant en dernier ressort le mythe de l’homme providentiel.

Les angles morts

Malheureusement, le grand intérêt du livre et sa portée restent limités par l'absence d'analyse au même degré de précision des discours prononcés par d'autres responsables politique concurrents de Marine Le Pen : peut-on réellement « décrypter » le verbe d'un responsable politique sans étudier ceux contre – ou avec – lesquels il se positionne ? Et lorsque les auteurs font état de la difficulté à réunir un corpus représentatif de discours prononcés par les principaux chefs de partis sur la période 2011-2013 en raison de « l'absence d'une base de données publique des discours politiques contemporains », c'est aller un peu vite en besogne : les archives existent, qu'elles soient audiovisuelles ou écrites, au sein des administrations, dans les bibliothèques, les médias, sur internet, etc.

La logique de n'importe quel discours politique est avant tout stratégique. Elle vise à légitimer celui qui parle, marquer sa spécificité afin qu'il puisse s'affirmer dans le paysage politique et convaincre un électorat potentiel. Un discours politique est une dynamique ; certes, il se nourrit d'idées propres qui définissent l'identité et la personnalité du locuteur, mais il se construit aussi par rapport aux idées de ses adversaires, afin de marquer sa différence. La technique est la même, seules la rhétorique et les idées changent. Par essence, un discours politique est populiste et démagogique : il simplifie, caricature, essentialise, il est parfois violent et sa logique est binaire, quels que soient les thèmes abordés, et qui que soit celui qui le prononce. Marine Le Pen ne fait pas exception à la règle : ses techniques sont éculées, mais elles fonctionnent non parce qu'elles sont mises en œuvre par principe, ex nihilo, mais parce qu'elles sont employées au service d'une attitude qui fait mouche, qui « parle » à un électorat de plus en plus large. En limitant trop souvent la parole de Marine Le Pen à sa seule autonomie, les auteurs occultent un aspect pourtant indispensable à sa compréhension.

Car il est toujours très difficile, dans un discours, de faire la part entre ce qui semble relever de la pensée profonde de son auteur et de la stratégie, notamment parce que tout est lié. Par exemple, si Marine Le Pen se focalise sur les problématiques économiques, ce n'est pas forcément pour diffuser un antisémitisme caché derrière le spectre de la finance mondialisée – dans la tradition des pamphlétaires antisémites du XIXe siècle – mais bien parce qu'à l'image d'autres responsables politiques elle a compris que ce positionnement est particulièrement porteur, dans un contexte de crise économique profonde et dans une logique de captation d'un électorat « social » traditionnellement tourné vers d'autres partis que le sien. Parler d'économie, en faire même un thème majeur, c'est avant tout pour elle une manière d'occuper le terrain, d'investir un sujet inévitable sur lequel on attend que chaque responsable politique se positionne ; et, dans le même temps, de marquer sa différence vis-à-vis de ses adversaires.

Paradoxalement, alors qu'ils autonomisent à l'extrême son discours en l’analysant pour lui-même, en lui prêtant une vie propre et déconnectée de l'environnement politique dans lequel il s'affirme, les deux auteurs enferment Marine Le Pen dans un rôle d'héritière d'une ligne politique d'extrême droite rigide et indépassable, sans véritablement saisir qu'elle est aussi une personnalité politique autonome justement, avec ses idées propres. A défaut de véritable comparaison, on reste parfois au niveau du simple procès d'intention, peu rigoureux méthodologiquement et orienté politiquement : lorsque François Hollande décrète que son adversaire est la finance, est-il lui aussi antisémite ? Pourquoi Marine Le Pen le serait-elle, elle qui emploie les mêmes mots avec la même intention afin de capter le même électorat ? Rien ne le prouve. Et c'est bien là une des limites du livre.

De même, la focalisation sur le discours de la seule Marine Le Pen s’avère périlleuse puisqu’on constate que deux discours frontistes se font face à défaut de s’opposer. Un discours du nord, social et ouvrier, qui prospère sur les cendres de la désindustrialisation et dont le mot d’ordre est celui de la souveraineté face aux ravages d’une mondialisation sauvage et un discours du sud, identitaire décomplexé, incarné par Jean-Marie et Marion Maréchal-Le Pen. Partant, le prisme du discours de Marine Le Pen ne semble pas suffisant pour retranscrire toute la complexité d’un parti au sein duquel existent des tensions internes si prononcées. Il aurait été ainsi judicieux d'analyser la parole d'autres responsables frontistes, et voir comment elle influence les choix sémantiques et la teneur des discours de Marine Le Pen. Car même si ces deux lignes se nourrissent et sont complémentaires dans le but d’agréger le plus d’électeurs possible, on peut imaginer qu’elles risquent, à terme, de s’affronter. De plus, au vue des deux premières, la troisième partie semble anecdotique. On sort de l’analyse du discours pour des considérations plus larges, souvent pertinentes mais qui nuisent à la cohérence globale de l’ouvrage.

Le livre de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich est un livre qu'il faut lire : aucune étude systématique de la parole de Marine Le Pen, à partir d'un corpus aussi vaste, n'avait été menée jusqu'à maintenant. Cette entreprise ambitieuse tranche avec les publications habituelles sur ce sujet, trop souvent centrées sur la personnalité de ses dirigeants ou sur la sociologie de ses électeurs. Sa qualité première réside donc dans le parti pris d’attaquer le sujet par un angle inattendu, celui du discours.

Le travail réalisé permet de « valider » statistiquement la modernisation effectuée par la présidente du Front National sur la forme de son discours, notamment par rapport à son père, tout en l'ancrant dans une filiation et un héritage idéologique qui n'a cependant pas changé sur le fond. Comme nous le rappellent bien les deux chercheurs, la normalisation du discours passe par une rénovation du vocabulaire frontiste mais aussi par un « dépoussiérage » du corpus idéologique. En allant puiser chez des auteurs marqués à gauche, Marine Le Pen désoriente autant qu’elle conquiert une légitimité intellectuelle et politique. En retranscrivant avec finesse les rouages du discours de Marine Le Pen fondés sur plusieurs figures de style récurrentes comme l’atténuation et l’euphémisation, ils parviennent à tracer les contours de l’édifice discursif qui structure le discours de Marine Le Pen et qui explique en partie le succès de son entreprise électorale