A l'occasion de la sortie en salles de Toto et ses soeurs ce mercredi 6 janvier, nous vous proposons cette critique que nous avions publiée lors de sa projection en 2015 au festival Premiers Plans d'Angers. 

Pour sa 27e édition, le festival Premiers Plans d’Angers a attribué son Grand Prix à Toto et ses sœurs, deuxième long métrage du réalisateur allemand Alexander Nanau. Pour la deuxième fois seulement en 27 ans, le jury a décidé de consacrer un documentaire. Il faut dire qu’à première vue, Toto et ses sœurs a des allures de fiction, tant Alexander Nanau y fait le choix de masquer sa présence en proscrivant le recours à un dispositif documentaire trop visible : ici, pas de voix-off, pas de recadrages soudains qui chercheraient à donner une impression de réalité ou à exprimer une intention trop évidente, pas de scènes en prise unique, etc. Pourtant, tout est authentique dans le film, le réalisateur n’en fait aucun mystère. Pendant plus d’un an, il a suivi de jeunes Roms – Totonel et ses deux grandes sœurs, Andreea et Ana – vivant à Ferentari, un quartier pauvre de Bucarest.

C’est le quotidien de ces jeunes gens, livrés à eux-mêmes depuis que leur mère a été emprisonnée pour trafic de drogue, que le réalisateur filme avec une justesse assez remarquable. Alexander Nanau évite de se montrer trop intrusif pour capter le plus fidèlement possible un quotidien qu’on devine (et qu’on constate) invivable pour ces enfants. C’est que leur situation et leur personnalité même suscitent naturellement l’empathie : forcer le trait instaurerait une atmosphère pathétique qui serait indécente ; saisir simplement – et cela n’a rien de simple – la réalité suffit. Un plan inoubliable résume à lui seul cette intention : il nous montre Totonel en train de regarder son oncle se piquer. Le contraste entre leur posture (Totonel est allongé, avachi / son oncle est assis), leur langage corporel (le torse nu de Toto en repos / le bras nu contracté de son oncle) et leur environnement proche (l’espace vide autour de Toto / le matériel du côté de l’oncle) est saisissant, tant il confronte l’insouciante passivité du premier à l’application froide du second. Le réalisateur n’a pas l’intention de dénoncer la présence d’un enfant dans cet univers d’adulte mais de montrer à quel point deux états a priori peu conciliables coexistent au sein d’un espace restreint - un appartement, un canapé, un plan rapproché.
 




La réalité est signifiante, encore faut-il être capable de saisir et de transmettre ce qu’elle a à dire. C’est cette neutralité revendiquée, cette absence d’intervention et de jugement, combinée à une vraie intelligence dans la manière de poser la caméra où il faut, au bon moment, qui donne une telle impression de justesse. Alexander Nanau nous propose en fait un véritable numéro d’équilibriste : à certains moments, il pourrait sombrer dans le voyeurisme – comme lors de cette scène qui nous révèle que la sœur aînée est porteuse du VIH –, mais choisit habilement d'esquisser la situation plutôt que de la montrer intégralement ; plus généralement, on pourrait lui reprocher de manquer de style, d’ambition ou d’intention esthétique. Mais cette apparente blancheur dans la réalisation ne fait que mettre en valeur les rares moments où le dispositif mis en place se dérègle, lorsqu’Andreea, la cadette, s’empare de la caméra pour filmer son entourage comme elle l’entend.

A plusieurs reprises, elle se filme en autoportrait, seule ou avec Toto à qui elle demande d’exprimer ce qu’il ressent. A un autre moment, c’est leur appartement qu’elle filme, comme l’a déjà fait tant de fois le réalisateur auparavant. L’effet caméra portée et ses mouvements saccadés ont de quoi surprendre tant ils détonnent avec les choix de réalisation effectués jusqu’alors. Pour la première fois, transparaît la présence du réalisateur, lui qui s’était fait si discret jusqu’à présent. Lorsqu’ « il » se met à filmer Ana, la sœur aînée, une conversation s’engage entre eux et l’on comprend qu’Andreea a changé de statut pour se retrouver de l’autre côté de la caméra. S’ensuit une violente dispute entre les deux sœurs, l’ainée finissant par enjoindre Andreea d’arrêter de la filmer. Cette confrontation inattendue entre le sujet observé et le sujet (et l’objet) observant laisse une impression de vertige, tant elle reconfigure, en deux temps trois mouvements (de caméra), la question de la juste distance à adopter. Comme le passage de témoin entre le réalisateur et Andreea reste ponctuel, les rares inflexions qu’il autorise révèlent à quel point chez Alexander Nanau, la sobriété affichée relève d’une véritable intention esthétique et non d’un défaut d’ambition. Mais ces quelques oscillations confèrent également une dimension réflexive au documentaire, puisqu'elles interrogent la manière de filmer le réel : qui peut filmer quoi ? Dans quelles circonstances ? De quelle manière ?

Un film lumineux, voilà ce qu’est paradoxalement Toto et ses Sœurs. Si Alexander Nanau n’occulte pas – fort heureusement – les conditions de vie déplorables auxquelles Toto et ses sœurs sont confrontés, il cherche surtout à capter et à décrypter le regard que les enfants portent eux-mêmes sur leur quotidien : leurs interrogations, leurs incompréhensions, leur souffrance, mais aussi leur insouciance et leurs joies. D’une situation tragique émergent alors quelques lumières. On retient ces moments où Andreea se filme avec Toto dans le foyer où ils ont trouvé refuge : la vitalité qui se dégage de ces séquences pleines d’humour contraste évidemment avec la solitude de la mère et le fatalisme de la grande sœur. On retient ces passions qui leur font espérer l’existence de jours meilleurs : le passage à la réalisation pour Andreea ; la danse hip hop pour Toto, qui finit par remporter le second prix d’un concours. Toutes ces scènes ont en commun de montrer qu’une alternative est possible, qu’ils ne sont pas condamnés à suivre le chemin de leur mère ou de leur sœur. Le montage se révèle d’une grande subtilité dans les choix effectués : suspendre la scène avant de tomber dans l’excès de pathos ou de volontarisme, ne pas se contenter d’une analyse clinique et naturaliste des conditions de vie, filmer les enfants avant tout, plutôt que les adultes qui leur viennent en aide, et dont l’empathie, qu’elle soit feinte ou sincère, peut vite paraître factice.

Comment ne pas comparer ce documentaire à Spartacus & Cassandra, sorti en salles quasiment dans le même temps   et consacré également à la vie de jeunes Roms, en France cette fois ? Le premier évite tous les écueils dans lesquels s’empêtre le second : un volontarisme sincère mais outrancier ; une stylisation gratuite qui frôle le mauvais goût ; une tendance à vouloir filmer jusqu’au bout, sans distance, ces scènes qui font mal ; une voix-off prise en charge par les enfants, mais dont les textes sont tellement écrits qu’ils semblent manquer d’authenticité. A terme, le documentaire laisse une impression générale d’indécence, même si la bonne foi du réalisateur et de ceux qu’il a filmés n’est pas à remettre en question. Au contraire, Toto et ses sœurs parvient de bout en bout à conserver un point d’équilibre qui relève pourtant de la gageure, qui plus est pour un deuxième long métrage. Le film n’est ni plombant, ni idéaliste : il se contente (avec un certain art) de restituer simplement le réel dans toute sa complexité, sans chercher à manipuler le spectateur, ce qui ne l’empêche pas d’emporter l’adhésion – il a remporté de nombreux prix dont, très récemment, l’objectif d’or du festival Millenium de Bruxelles, et a d’ores et déjà trouvé un distributeur en France, JHR FILMS. C’est donc un franc succès que rencontre Toto et ses sœurs jusqu’à présent : la bonne nouvelle, c’est qu’il ne semble pas prêt de s’arrêter