Dans ce court essai, Alain Badiou propose une conception originale du bonheur, compris comme la découverte par l’individu d’une capacité qu’il ignorait posséder. La thèse est séduisante mais sert avant tout de prétexte à revenir sur l’œuvre d’une vie, au détriment d’une analyse plus approfondie.

En préambule de sa Métaphysique du bonheur réel, Alain Badiou met en garde : chez lui comme chez Platon et Spinoza dont il revendique l’héritage, le bonheur est « l’affect du vrai » et partant n’est pas du côté de la facilité. Conception exigeante s’il en est, le bonheur selon Badiou implique que l’individu fasse le choix de se subjectiver (de devenir autre en lui-même), donc de s’extraire de la médiocrité de la satisfaction. Si le chemin y conduisant est escarpé, le bonheur demeure, du moins en droit, accessible à tous, puisque « tout individu dispose, plus ou moins secrètement, de la capacité de devenir Sujet ».

Le premier mérite de cette conception est de prendre l’exact contre-pied de la tendance contemporaine à réduire le bonheur à une forme d’acceptation de l’existence ou de contentement né de l’accomplissement de certains désirs socialement prédéterminés, dont la liste non-exhaustive inclurait le couple épanoui, le travail intéressant et la vie sociale bien remplie. La perspective de Badiou sur le bonheur, qui fait passer l’opposition conceptuelle fondamentale entre bonheur et satisfaction, s’inscrit dans un programme critique. En s’élevant contre ces conceptions molles du bonheur, le philosophe cherche à montrer que non seulement celles-ci confondent le bonheur avec son simulacre qu’est la satisfaction, mais servent également le maintien de l’ordre établi. La satisfaction, en effet, tend à étouffer la possibilité qu’advienne le sujet et, par là même, le bonheur réel.

Or, nous dit Badiou, c’est précisément la fonction de la philosophie que de faire advenir le bonheur réel. La philosophie se trouve définie comme une révolte contre les opinions dominantes. Cette révolte est dite à la fois orientée vers la réalisation d’un bonheur universel, soucieuse de rationalité et porteuse d’une part de risque. Or le monde contemporain, dans son organisation même, opposerait des obstacles de taille à ces quatre composantes de la philosophie. Il serait d’abord inapproprié à la révolte, dans la mesure où il se présente lui-même comme le lieu où se trouve réalisée la plus grande liberté possible. Soumis au règne de la communication, « dont le principe assumé est l’incohérence », il serait également inapproprié à la rationalité. En outre, l’argent, donc l’universalité monétaire, se présenterait comme la seule universalité possible. Enfin, en imposant aux individus de se soumettre au calcul de leur sécurité, le monde contemporain semble également inapproprié au risque.

Mettant à profit son talent reconnu pour la synthèse des idées, Badiou interroge la façon dont la philosophie contemporaine répond à ce défi que le monde lui oppose. Or les trois principaux courants du paysage philosophique que sont le courant phénoménologique et herméneutique, le courant analytique et le courant post-moderne, ont en commun de porter un point d’arrêt à la métaphysique, déclarée impossible (Badiou ne fait pas droit ici au réalisme spéculatif qui entend pourtant se distinguer de ces courants). Ils sont aussi à l’origine du « grand tournant langagier de la philosophie occidentale » qui pose le langage comme horizon indépassable de la philosophie et substitue la question du sens à celle de la vérité.

Face au diagnostic d’une philosophie moribonde – le tournant langagier aboutissant en dernière instance à assimiler la philosophie à une rhétorique générale –, Badiou prescrit une rupture radicale. Tous ces courants, nous dit-il, sont « trop appropriés à la loi du monde ». En plus de poser l’impossibilité de la métaphysique et le primat du langage, le discours philosophique adopte une forme fragmentaire qui reflète l’état fragmentaire et précaire du monde contemporain. Ce faisant, ces courants s’interdisent de relever le défi que le monde oppose à la philosophie. Aussi, l’auteur en appelle à un retour à l’impératif platonicien de partir non pas des noms mais des choses mêmes et à une construction nouvelle de la catégorie de vérité. Cela implique de retrouver un Absolu, qui prend dans l’esprit du philosophe la forme de l’idée communiste, dont « nous commençons à peine à entrevoir la portée »…

Badiou propose un détour par ce qu’il appelle « les antiphilosophes », soit « cette sorte particulière de philosophe qui oppose le drame de son existence aux constructions conceptuelles, pour qui la vérité existe, absolument, mais doit être rencontrée, expérimentée, plutôt que pensée ou construite ». Dans un geste relativement audacieux (ou d’une désinvolture inconsidérée), il subsume ainsi sous une même catégorie des penseurs aussi éloignés que Pascal, Rousseau, Nietzsche, Kierkegaard, Wittgenstein, et Lacan. Tous ces « sacrifiés amers du concept » se retrouvent ici convoqués parce que chacun à sa manière nous rappelle qu’il faut faire le choix d’expérimenter l’Absolu, donc devenir sujet d’une vérité plutôt que de simplement perpétuer son existence, pour atteindre au bonheur. En ce sens, « une certaine dose de désespoir est la condition du bonheur réel ».

Le bonheur survient donc – telle est la thèse, diversement déclinée, de l’ouvrage –, quand l’individu se subjective en se découvrant capable d’une possibilité qu’il ignorait. Défini comme « l’affect de l’effet de sujet », le bonheur peut prendre la forme de l’enthousiasme politique, de la béatitude scientifique, du plaisir esthétique ou de la joie amoureuse. A l’encontre d’une longue tradition philosophique qui s’interroge sur les conditions du maintien du bonheur dans le temps et le distingue ainsi du plaisir, Badiou ne s’embarrasse pas de la question de la durée. Le bonheur est pour lui du côté de la jouissance. Non pas n’importe quelle jouissance, le bonheur étant « une jouissance de l’impossible qui se découvre comme possible ». Reste qu’il peut ainsi prendre la forme d’affects qui traditionnellement ne sauraient se confondre avec lui, n’étant pas destinés à s’installer dans la durée. On pourrait aller jusqu’à dire, ce que l’auteur ne fait pas, que c’est précisément parce que le bonheur n’a rien à voir avec la satisfaction que l’élément de la durée n’entre pas dans sa définition.

Dans un chapitre consacré à la question de savoir s’il faut changer le monde pour être heureux, le philosophe marxiste prend évidemment position contre la sagesse résignée des stoïciens qui commande de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde et dont le petit bonheur moderne est présenté comme l’héritier. La question passe naturellement de « faut-il changer le monde ? » à « comment changer le monde ? ». Badiou fait intervenir son concept central d’événement, rupture qui se produit localement dans un monde sans être déductible des lois de ce même monde et qui, par sa force, révèle un nouveau réel et fait apparaître de nouvelles possibilités de la pensée et de l’action. L’événement révèle à l’individu sa capacité de devenir sujet du changement. Ici se trouve peut-être le retour de l’élément de la durée, sa prise en compte dans la question du bonheur. Badiou parle en effet du bonheur comme d’une fidélité à l’événement, fidélité qui consiste pour le sujet à prendre acte des conséquences de l’événement quoi qu’il lui en coûte.

En fait de « changer le monde », il s’agit toujours de changer un monde déterminé, qui peut bien être d’ordre privé : la joie, affect de l’amour, constitue une forme possible du bonheur, celui-ci consistant avant tout à « découvrir en soi-même une capacité active dont on ignorait qu’on la possédait ». Reste que le sujet ne peut pas être fermé par une identité particulière au sens où son œuvre est universelle. Le sujet accède, d’une façon ou d’une autre (l’art, la politique, l’amour, la science) à l’Absolu. En d’autres termes, qui ne sont pas ceux de l’auteur, s’il peut être une affaire privée, le bonheur ne saurait être uniquement une affaire particulière. A l’opposé du bonheur se trouve donc la satisfaction, harmonie entre l’individu et les lois du monde, assimilée à « une forme de mort subjective ». Badiou ne conclut pas à un strict rapport d’exclusion entre bonheur et satisfaction. On comprend cependant que l’individu qui ne met pas d’une certaine façon son existence en jeu se condamne à ne jamais procéder au franchissement de la finitude qui est seul à même d’engendrer le bonheur.

L’objectif du dernier chapitre est avant tout de revenir sur son œuvre et d’annoncer un nouveau grand traité, L’immanence des vérités, qui constituera le troisième tome d’une trilogie déjà formée de L’être et l’événement et de Logique des mondes. Dans cette promotion d’un ouvrage qui n’existe encore qu’à l’état de projet, Badiou tient également à clarifier ses positions. Il se dit matérialiste sans être déterministe et platonicien tout en étant « moins fuyant que Platon ». A l’évidence, et on peut le regretter, le philosophe est ici plus soucieux de souligner la systématicité de son œuvre que d’approfondir la réflexion qu’annonçait le titre de son livre