Quand les acteurs institutionnels désignent les chefs-d'oeuvre : une tentative de renouvellement de l'étude des objets culturels à parti d'un tableau de Nicolas Poussin.

Bernard Lahire ne manque pas d'ambition. Tel Descartes à la recherche des fondements de la conscience, le sociologue signe avec son nouveau livre Ceci n'est pas qu’un tableau un plaidoyer pour une recherche radicale et une transgression des frontières d'expertises. Si l'objet de son analyse – le tableau de Nicolas Poussin intitulé La Fuite en Egypte, obtenu par le musée des Beaux-Arts de Lyon en 2007 – fait de ce livre de près de 600 pages une monographie, la démarche appliquée en fait un véritable essai méthodologique. Il s'agit pour l’auteur de « sortir du seul champ d'étude pour analyser son métafonctionnement »  

Cette ambition radicale, inspirée de Jack Goody et autre Pierre Bourdieu, est affichée très clairement dès la première page par une présentation de la collection « Laboratoire des sciences sociales » que dirige Bernard Lahire pour les éditions La Découverte. Leurs ouvrages se doivent de reposer sur une « rigueur intellectuelle » et s'attèlent à la lourde tâche de « réinterrogation de la pertinence de leurs outils conceptuels ou méthodologiques ». Comme l'indique le titre se référant à l’œuvre de René Magritte intitulée La trahison des images (qui montre une pipe accompagnée de l’inscription Ceci n’est pas une pipe), La Fuite en Egypte de Poussin n'est donc pas qu'un tableau : il est la somme des états de faits puisant leurs forces dans divers « socles de croyances quasi invisibles structurant nos vies »   . Dresser le portrait sociologique d’un tableau, c’est restituer l’historique des perceptions dont il a fait l’objet. Et pour cela, il faut ajuster la méthodologie.

Restituer la trajectoire d'un objet culturel

Lorsque l'étude du tableau de Nicolas Poussin lui a été proposée, une des premières questions que s'est posé Bernard Lahire a été celle de la pertinence sociale et contemporaine d'une telle recherche : que cette œuvre du XVIIe siècle peut-elle nous apprendre sur le fonctionnement culturel et social d'aujourd'hui ? Pour répondre à cette question, il lui a fallu dépasser les limites de la sociologie, mais aussi celles de l’histoire de l’art ou encore de l’anthropologie.

Cette transgression méthodologique que propose Bernard Lahire a pour but de dévoiler la « trajectoire » de l'objet culturel qu'est ce tableau de Poussin. Il interroge pour cela le statut de l'art, le parcours historique du tableau, les comportements des différentes institutions face à l'œuvre et se propose de « faire l'histoire des différentes classifications » dont il a fait l'objet   .

La Fuite en Egypte de Poussin acquise par le musée des Beaux-arts de Lyon a en effet une histoire digne des meilleurs polars. Longtemps perdu, et connu de seules gravures et témoignages écrits, le tableau refait surface en trois versions dans les années 1980. Une première version retrouvée en 1982 est authentifiée par Anthony Blunt puis Denis Mahon, historiens d'art britanniques ; une deuxième toile fait surface en 1986 et se trouve qualifiée de copie d'atelier lors d'une vente aux enchères avant d'être à son tour authentifiée, en 1994, par Jacques Thuillier, historien d'art français ; enfin une troisième version apparaît à la fin des années 1980, soutenue par un historien d'art britannique, Christopher Wright. Si cette dernière version est rapidement écartée, l'existence des deux premières déclenche une véritable joute d’expertises. C'est finalement la deuxième version qui sera désignée comme œuvre autographe après la mort des deux soutiens de la première toile, et après la classification de la deuxième comme « trésor national » par l'Etat français. L'histoire de cette dernière se « stabilise » finalement en 2007 lorsqu'elle intègre le musée des Beaux-Arts de Lyon.

Ce n'est donc pas tant le contenu de la toile qui intéresse Bernard Lahire que l'histoire ou « trajectoire de l'objet », c'est-à-dire la restitution de « la série d'acteurs (individus et institutions) et l'enchaînement de leurs actions qui ont fait passer le même "objet matériel" du statut de copie à faible valeur, tant esthétique qu'économique, à celui de tableau hautement prisé et au prix d'achat jugé record dans les conditions d'une opération de mécénat à multiples partenaires, publics et privés »   . L'auteur qualifie ce processus volontaire de sacralisation de l'art de « magie sociale ». Ce sont les discours qui façonnent l'objet culturel.

Une structure en « entonnoir »

Afin de valoriser sa recherche, Bernard Lahire a développé son discours en trois phases, partant du général avant d’atteindre le particulier. La première (Livre 1 : Histoire, domination et magie sociale) invite à réfléchir les croyances héritées du passé et leurs impacts sur les objets du présent. Ces croyances se faisant outils des institutions et, par extension, de l'exercice du pouvoir, l'auteur insiste sur la nécessité qu'ont les sciences sociales à s'en départir en prenant le temps de restituer la biographie de l'objet.

La deuxième partie (Livre 2 : Art, domination, sacralisation) montre comment la sacralisation des objets culturels par le biais de cette magie sociale précédemment mentionnée sert depuis la Renaissance une intention de domination. Saisir ces phénomènes de magie et de désignation constitue la clef de cette recherche.

Enfin, la troisième partie (Livre 3 : Du Poussin et de quelques fuites en Egypte) s'intéresse au cas particulier du tableau à l'origine de toute la réflexion du sociologue. Comment La Fuite en Egypte du musée des Beaux-Arts de Lyon est-il devenu un chef-d'œuvre ? L'auteur s'intéresse d'abord au statut de Poussin, grand maître du classicisme français, puis porte son attention sur les différents devenirs des œuvres du peintre avant de s'interroger sur les rôles respectifs des institutions et experts face au tableau.

C'est donc en analysant les diverses appropriations de l'œuvre et en procédant à une « étude macrostructurelle des catégories »   qui l'ont façonnée, que le sociologue a pu appréhender la discontinuité sociale et symbolique qui caractérise la trajectoire de ce tableau.

Se réapproprier ce qui nous détermine

« Nous manquons aujourd'hui d'utopistes » souligne Bernard Lahire dans la conclusion de son livre   . Constatant le régime de domination qui sous-tend l'ordre culturel de notre société occidentale, l'auteur en appelle à la créativité scientifique : « on aimerait que les chercheurs soient aussi ambitieusement interrogateurs qu'un J. Dubuffet [...], et aillent à la racine même des croyances implicites qui structurent les pratiques »   . Car cette rigueur intellectuelle et ce questionnement transgressif que défend le sociologue sert une cause plus large encore : cela « vise à augmenter la conscience historique de ce que nous sommes »   . En d’autres termes, le chercheur en sciences sociales a la responsabilité de mettre à jour ces mécanismes invisibles s’il ne veut pas lui-même faire le jeu de cette domination. Pour cela, il doit sans cesse réviser ses démarches analytiques

 

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