Bernard Lahire propose de renouveler profondément les problématiques de la sociologie de l'art dans un ouvrage ambitieux malheureusement trop dense et indigeste.

Chacun se souvient probablement des conditions assez rocambolesques dans lesquelles La Fuite en Egypte de Poussin est arrivée au musée des Beaux-Arts de Lyon en 2008. L’incroyable épopée scientifique et juridique qui a précédé son acquisition vaut d’être rappelée à ceux qui l’auraient oublié.

En 1657, Nicolas Poussin peint une Fuite en Egypte au voyageur couché qui disparaît ensuite pendant plusieurs siècles. Dans les années 1980, plusieurs versions du tableau réapparaissent. Une première version, retrouvée en 1982 par un historien d’art britannique, Anthony Blunt, et publiée comme tableau autographe, est suivie quelques années plus tard, en 1986, de la réapparition, lors d’une vente aux enchères à Versailles, d’une seconde toile. L’attribution de la première toile à Poussin, non contestée dans un premier temps, conduit commissaire-priseur et expert à qualifier cette seconde toile comme simple copie d’atelier. Mais, dans les années qui suivent la vente de ce second tableau, une controverse commence à prendre forme, déclenchée par la publication en 1994 de la seconde toile comme tableau autographe, par un éminent historien d’art français, professeur au Collège de France, Jacques Thuillier – publication soutenue la même année par le tout nouveau président-directeur du Louvre à l’occasion de la grande rétrospective Poussin au Grand Palais. Autre sommité de l’histoire de l’art du XVIIe siècle, le Britannique Sir Denis Mahon entre à son tour dans le débat en défendant la première version. Une troisième version fait son apparition à la fin des années 1980 : pressentie comme potentiellement autographe par un historien de l’art britannique moins influent, Christopher Wright, elle est assez unanimement écartée par les plus éminents spécialistes.

Au cours des années 2000, la seconde toile gagne en légitimité et se rapproche du Graal : le statut de tableau autographe. La première version perd ses plus grands soutiens avec la mort d’Anthony Blunt en 1983, puis celle de Denis Mahon en 2011. La seconde toile est, à la suite d’un long imbroglio judiciaire entre les anciens propriétaires et les galeristes l’ayant acquise en 1986, classée « trésor national » par l’Etat français, et finit par stabiliser sa trajectoire au musée des Beaux-Arts de Lyon pour la modique somme de 17 millions d’euros.

Le dernier ouvrage de Bernard Lahire est consacré à l’analyse de cette histoire aux allures d’intrigue policière, et s’efforce de comprendre ce qui a bien pu justifier une telle débauche d’énergies, de controverses et d’argent pendant tant d’années. Qu’est-ce qui fait la valeur, demande-t-il, tant esthétique qu’économique, d’une œuvre d’art ? D’où vient cette aura attachée aux créateurs et aux œuvres ? Car si l’affaire ressemble à s’y méprendre à une intrigue policière, elle tient aussi du conte de fées. A l’instar du crapaud transformé en prince charmant, c’est ici une toile ordinaire qui se voit transformée en chef-d’œuvre, passant du statut de simple copie à celui de trésor national par la magie d’une expertise d’authentification. Magie de la transsubstantiation, alchimie sociale qui transforme le plomb en or, l’ordinaire en extraordinaire, le profane en sacré. Comme l’écrit Bernard Lahire : « La magie sociale est ici partout : les phénomènes d’envoûtement et de désenvoûtement successifs autour des objets, la magie blanche et la magie noire des actes performatifs qui qualifient ou disqualifient, font exister des choses en les nommant, ou encore les attitudes admiratives et révérencieuses à l’égard de l’objet sacralisé, la magie est omniprésente sans que personne pourtant ne la voie vraiment »   .

Comme le suggère clairement le titre de l’ouvrage, l’ambition de l’auteur est de démontrer qu’un tableau est toujours plus qu’un simple tableau : il est un événement public, un enjeu politique, muséal, financier ou publicitaire, un capteur de dispositions et d’attention publique, un déclencheur d’une multitude de discours sur l’art, et surtout, une fois authentifié, il devient un objet magique disposant d’une aura toute particulière. Derrière l’art, il y a toujours tout autre chose que de l’art. Le propos de Bernard Lahire est de donner à voir, à travers l’histoire anecdotique d’un tableau, quelques structures fondamentales de nos formations sociales, en révélant notamment que le sacré n’a jamais disparu de notre monde, mais qu’il s’est transformé au point de s’être rendu invisible.  

L’enquête est donc fort ambitieuse dans son programme, et implique de la part de celui qui la met en œuvre de puiser dans les vastes domaines du savoir anthropologique, historique, sociologique, en allant au-delà, ou plutôt en deçà, de la sociologie des champs artistiques qu’avait élaborée Pierre Bourdieu en reconstituant le socle historique sur lesquels reposent les champs de production culturelle, afin de mettre au jour les limites dans lesquelles les jeux artistiques se jouent, les contraintes structurelles avec lesquelles les acteurs sont inconsciemment amenés à composer.

Mais si l’ambition qui anime l’essai est par elle-même remarquable, sa réalisation l’est bien moins, car elle donne lieu à un ouvrage très touffu et indigeste de presque 600 pages, où les considérations théoriques se taillent la part du lion et semblent se développer sans lien précis avec ce qui constitue pourtant l’objet (ou le prétexte) de l’enquête, auxquelles, qui plus est, l’auteur donne la forme littéraire particulièrement revêche d’un appareil de propositions accompagnées de leurs scolies, sur le modèle improbable de l’Ethique de Spinoza. L’érudition de l’auteur n’aide guère, il faut le dire, à le suivre dans sa réflexion, où se croisent de nombreuses références plus ou moins hétéroclites (dont sont étonnamment absents les philosophes, pour lesquels l’auteur ne témoigne d’aucune générosité herméneutique : les remarques concernant Michel Foucault, Bruno Latour, Jean-Luc Marion, etc., sont toujours défavorables), dont l’accumulation même finit, sinon par égarer le lecteur, du moins par le lasser