Une analyse de la crise des solidarités à l’heure de la réussite individuelle.

Le sociologue François Dubet, tente, dans un court essai au titre presque provocateur, La préférence pour l’inégalité, de saisir comment la société française en est aujourd’hui arrivée à un tel délitement de ses liens de solidarité. Comment les acteurs d’une société républicaine, du citoyen jusqu’au plus haut niveau des pouvoirs publics, peuvent-ils faire ce choix collectif de l’inégalité ?  Selon l’auteur, l’augmentation des inégalités – à tous niveaux – depuis presque vingt ans, a mené à un réel épuisement de la solidarité au sein de la société française.

Dans son premier chapitre, il revient sur les différents types d’(in)égalité, reprenant notamment quelques répartitions marquantes, évoquant ainsi « les 50% des Français les plus pauvres (qui) partagent 4% du capital, alors que les 10% les plus riches en partagent 62% de manière très inéquitable. » Toutes les inégalités sont rapidement passées au crible : sociales, de genre, spatiales, économiques, etc. Il montre que si les inégalités économiques, la globalisation, tous les phénomènes dits structurels ou systémiques peuvent créer et aggraver les inégalités, c’est aussi et peut-être surtout par les choix des citoyens que les inégalités se font et ne se défont plus.

Même si son rôle est indéniable, on est donc loin du spectre de l’unique et imposante économie génératrice d’inégalités, et si celles-ci se creusent entre les plus nombreux et l’élite, « c’est aussi parce que les 99% ne conjuguent pas leurs efforts, pour la bonne raison que leurs pratiques sociales les plus banales participent à la production des inégalités» Ainsi, on peut observer les dynamiques de création d’inégalités à une micro-échelle, lorsque par exemple un couple de la classe moyenne, déplorant généralement le manque de mixité sociale des quartiers, choisira tel quartier, telle école, afin de préserver un entre-soi protecteur.

Les Pinçon-Charlot ont bien démonté dans différents travaux les mécanismes de fabrication de l’entre-soi au sein des classes supérieures de la société française ; mais Dubet montre bien ici que toutes les classes s’y livrent, notamment par crainte de déclassement (Eric Maurin). Leur objectif est de créer et d’entretenir « un capital social endogène ». Ainsi, « Les individus ne recherchent pas les inégalités, mais leurs choix les engendrent. » A partir d’une brève analyse du système scolaire, sa spécialité, il rappelle comment l’école est, particulièrement depuis les années 1960, « une machine à reproduire les inégalités et à les reproduire entre générations ». Tous les parents confrontés au choix d’établissements scolaires, qui souhaitent le meilleur pour leur progéniture, se retrouveront dans cette partie consacrée aux stratégies déployées pour obtenir la meilleure école, le meilleur diplôme, in fine la meilleure place « à venir » dans le système socio-économique. Le système scolaire français nous dit Dubet, élitiste et (re)producteur d’inégalités, « n’est pas élitiste parce qu’il sélectionne les élites (…) Il est élitiste parce que le mode de production des élites commande toutes les hiérarchies scolaires et tout le système de formation, et parce qu’il détermine l’expérience scolaire de tous, y compris de ceux qui ignorent l’existence même de ces formations. » Au-delà des constats statistiques, Dubet reprend l’idée selon laquelle ces choix de l’entre-soi, de détournement de carte scolaire, etc., ne seraient pas des plus rationnels, et se fondent surtout un imaginaire de peurs, de croyances, de sentiments. Force est de constater que, de plus en plus, cet imaginaire est fondé sur la peur, elle-même souvent peu fondée : peur de perdre son emploi, finir à la rue, perdre son rang, peur pour ses enfants et sa famille, etc.

L’autre croyance largement partagée à travers les différentes catégories sociales, est celle selon laquelle « une grande partie des inégalités sont justes et justifiables ». Pour le dire autrement, les sans-emploi, les sans-domicile, tous ceux qu’on caractérise par le manque (sans toit, sans droit), mériteraient leur situation. Dans ce contexte, il ne reviendrait plus à ceux qui ont mérité et qui ont réussi d’aider ces victimes des inégalités. Solidarité, compassion, entraide, fraternité, ne sont plus de mise, et les victimes sont les premières responsables de leur situation. Ces jugements moraux viennent évidemment souvent d’une méconnaissance objective de la réalité économique et sociale. Comme le rappelle Dubet, tout le monde craint de perdre son logement, son emploi et de se transformer en SDF : « Les risques réels de chute et de déclassement se sont transformés en véritable panique morale, mais l’écrasante majorité des Français ne sont pas déclassés et ne sont pas directement menacés de l’être. Alors que 0.16% d’entre eux vivent dans la rue, 60% des Français craignent de devenir SDF ! ».

Dans le deuxième chapitre, le sociologue analyse les notions de solidarité et de fraternité. Rappelant les fondements de la solidarité (interdépendance des activités économiques et sociales, accord politique, imaginaire), il insiste une fois encore sur un « pilier » d’ordre plutôt symbolique, celui de la fraternité. Celle-ci serait une condition de recréation de l’égalité. S’il fait quelques retours historiques pour développer l’importance des dimensions imaginaires et symboliques (Printemps des peuple de 1848, Résistance française en 1944), Dubet nous met cependant en garde, en expliquant que « Ce n’est pas en regard de ces moments de fusion et de mobilisation exceptionnelles qu’il faut juger de la situation actuelle. La société française n’est ni délitée ni anomique et, contrairement aux récits de la décadence et de la crise, la vie sociale s’y déroule de manière relativement paisible et ordonnée. » Ce qui lui fait dire qu’à travers la multiplication des sondages d’opinion et des résultats d’élection plus ou moins décourageants, on développe des sentiments de malaise, de doute et de crainte, (à travers notamment la montée de tous les « –ismes » : intégrisme, individualisme, extrémisme, populisme, etc.), et que la solidarité ou plutôt « le sentiment de solidarité » se porte mal en France.

Il n’y aurait donc plus de roman collectif, de récit commun, autour d’une idée de nation solidaire. Il faut retrouver un sentiment de solidarité autour de piliers fondamentaux de la République, tels que le travail (fragmenté), la nation (dénationalisée), et les institutions (en crise). Ce grand principe s’est épuisé et, à présent, « L’éloignement du modèle de la solidarité fondée sur l’intégration nous engage à esquisser une autre représentation de la vie sociale, afin d’imaginer d’autres piliers de la solidarité. » L’auteur montre qu’actuellement l’idéal de cohésion sociale se fonde sur la place centrale de l’individu, qui doit (se) prouver, se mobiliser, développer des projets. Dans ce système exigeant, chacun doit pouvoir mettre en avant ces capacités d’intégration, de production, de participation.

Mais donc, que faire ? Que faire, surtout, sans devenir conservateur ou rétrograde ? Comment fabriquer ou plutôt recréer cette solidarité, cette fraternité ? Comment redonner de la valeur au triptyque républicain de liberté, d’égalité et surtout de fraternité ? Plutôt que de recréer un récit commun Dubet pense qu’« il est plus raisonnable de nous tourner vers nos propres pratiques, quitte à sembler trop timides et trop peu ‘visionnaires’ ». C’est encore à partir d’un niveau micro-, d’une logique top-down, qu’il développe ses recommandations. Il faut ainsi reconstruire de la fraternité en partant du « bas », des citoyens, de l’école, du quartier, des liens de voisinage, afin de recréer du sens commun. Cette « reconstruction », ce renouveau, passe également par un regain de la mobilisation citoyenne autour d’intérêts communs, où la participation des habitants, si largement développée à gauche comme à droite, ne doit plus être une chimère marketing, afin que les acteurs de la vie publique se sentent à nouveau concernés et écoutés. En effet, « Donner du pouvoir aux acteurs suppose que l’on reconnaisse des compétences et pas seulement des droits, que l’on reconnaisse ce qu’ils sont et que leur soit offerte la possibilité de témoigner de leur expérience et d’agir sur leurs conditions de vie. » Il faut aussi que la démocratie, le système avec un grand S redevienne lisible et compréhensible pour tout un chacun. Ceci permettra de déconstruire nombre d’idées reçues défavorables à la reconstruction des solidarités. Comment savoir « Qui paie ? Qui gagne ? », alors qu’on sait par exemple que la France compte 600 régimes de retraite, 6 000 de retraite complémentaire, et 19 d’assurances-maladies ! La refonte des institutions – et notamment toutes celles qui s’attachent au travail auprès d’autrui (enseignement, soin, aide aux personnes) est dans ce cadre indispensable : revalorisation de la place des enseignants, des travailleurs sociaux, afin que « Ceux qui s’occupent des autres (se sentent) moins abandonnés à eux-mêmes, et ceux dont ils s’occupent (soient) mieux traités. »

Ce court ouvrage, positif en ces temps de crise(s) à répétition, est intéressant pour une première approche de la question de l’inégalité. Il complète habilement la lecture d’ouvrages récents de sociologie ou d’économie traitant de cette question, même s’il reste moins médiatique. On peut toutefois regretter que le format de l’essai, à peine plus d’une centaine de pages, empêche l’auteur d’aller plus avant dans sa réflexion, notamment concernant les leviers d’action concrets pour refonder une solidarité nouvelle