Lors de l'avant-première de Kommunisten (2014) à la Cinémathèque française, le 23 février 2015, Jean-Marie Straub résumait ainsi son dernier film : « C'est un film sur l'âme communiste, point final. » Mais cette « âme communiste », on pouvait déjà la retrouver dans chacun des cinq films dont sont tirés les fragments qui composent Kommunisten (à l'exception de la première partie, basée sur un texte de Malraux et tournée expressément pour ce nouveau film) : Ouvrier, paysans (Operari, contadini, 2001, à partir de Le donne di Messina, d'Elio Vittorini), Trop tôt / trop tard (1982, sur un texte de Mahmoud Hussein, La lutte de classes en Egypte de 1945 à 1968), Fortini / Cani (1976, avec et à partir de Franco Fortini), La Mort d'Empédocle ou Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous (Der Tod des Empedokles oder Wenn dann der Erde Grün von neuem Euch erglänzt, 1987) et Noir péché (Schwarze Sünde, 1989), ces deux derniers à partir de La Mort d'Empédocle de Hölderlin.

Le film Kommunisten rassemble donc des travaux réalisés depuis 35 ans. Tous ceux qui connaissent le cinéma de Straub et Huillet savent que leur recherche sur cette « âme communiste » ne se limite ni à ces six titres ni à cette période. Elle parcourt l'ensemble de leur œuvre, depuis 1963, au sein de laquelle elle détermine le choix des textes, des langues, des paysages et des méthodes. Pourquoi alors avoir réalisé maintenant cette « anthologie » ? Et surtout, qu'est-ce qui motive le choix de ces fragments ?

La forme « anthologie » ne semble pas avoir trouvé une place importante dans le cinéma. Pourtant, sur le net prolifèrent des hommages sous la forme de « supercuts », ces montages d'images isolées qui rendent compte du travail d'un acteur, d'un réalisateur ou d'un chef opérateur. Il s'agit là d’opérations effectuées sur l'image de manière artisanale, qui mettent en valeur une structure indissociable des images du cinéma dans leur époque numérique : la possibilité offerte à tous de les interpréter activement en les citant, en les montant à nouveau ou en les manipulant. Certains cinéastes l'ont fait aussi, et Alexander Kluge en est probablement un des meilleurs exemples. Il retravaille les mêmes matériaux d'un film à l’autre, sans forcément faire référence au contexte pour lesquels ils ont été d'abord conçus. Cette pratique relève d'une conception du montage qui affirme la possibilité ouverte pour chaque morceau de film d'être mis en relation avec tout autre morceau, dans une « communauté » d'images sans frontières prédéfinies.

Il ne semble pas possible de classer la démarche de Straub, dans Kommunisten, dans aucun de ces modèles préexistants. Le film ne cherche pas à démontrer l'importance, la beauté ou la génialité des images que Straub et Huillet ont construites, car la rigueur et la cohérence de ces images se justifient par elles-mêmes. Pour cette raison, Kommunisten n'essaie pas non plus de donner un sens nouveau à des images anciennes. On pourrait au contraire y reconnaître la volonté de les inscrire dans la continuité d'un travail qui, cette fois sous forme d'anthologie, s'interroge de manière consciencieuse sur cette « âme du communisme ». Chacun des cinq extraits cités dans Kommunisten parle aussi bien de la mémoire de ce travail que de son avenir.

Dès lors, on peut dire que tout ce qui dans ce film est de l'ordre de l'hommage, ou de la mémoire, répond à une question qui n'est peut-être pas insolite, mais qui jette une lumière nouvelle sur cette démarche rétrospective : qui sont aujourd'hui ces Kommunisten, dont le nom s'écrit ici en allemand ?

La première réponse pourrait être donnée par le choix un peu troublant de l'hymne de la RDA, qui accompagne le générique. Pourquoi mettre en exergue cette musique de Hans Eisler ? Rappelle-t-elle que la chute du mur de Berlin n'a pas signifié la fin du communisme, de l'âme ou de l'idée communistes ? Ou plutôt, doit-on croire aux paroles de cet hymne, qui se réjouissent d'une âme ressuscitée des ruines, « auferstanden aus Ruinen » ?

Les Kommunisten dont le film parle ne se confondent pas avec ceux-là, bien qu'ils partagent avec eux une vaste histoire. Qu’il ne s'agisse pas de ressusciter quoi que ce soit, c'est ce que montre la première partie du film, qui commence précisément avec les communistes allemands évoqués dans le Temps du mépris, un texte que Malraux a écrit en 1935 pour rendre compte de la répression dont ils étaient victimes. La première scène s'ouvre sur l'interrogatoire de deux résistants au nazisme, et la scène suivante aborde directement la question de la torture. Straub décide alors de ne pas montrer d'image. Sur un écran noir, on entend le témoignage du communiste : « S'ils me torturaient pour me faire donner des renseignements que je ne possède pas, je n'y pourrais rien. Supposons donc que je ne les possède pas. » C'est grâce à cette supposition, qui mène à l'impuissance et à une forme d'indifférence devant la douleur physique, que le personnage parvient à résister et à conserver la lucidité dans la douleur. Le choix de l'écran noir répond à ce pari de devenir insensible pour ne pas sombrer dans le désespoir.

L'image revient ensuite pour nous montrer la rencontre du torturé et de sa compagne. Straub filme les deux personnages de dos, sur un balcon, en train de regarder le paysage qui s'étend devant eux. Une rencontre sans visage, entre deux communistes quelconques, mais il s’agit justement de ces deux-là, les seuls qui sont parvenus à être ensemble. Et on peut se demander si l'anthologie des Kommunisten se déploie dans la direction d'une telle rencontre. Car tous les fragments cités dans le film répondent, d'une façon ou d'une autre, aux trois premières scènes : l'interrogatoire, la torture et la rencontre.

La dernière image du film, extraite de Noir péché, ne nous montre pas un couple, mais la figure assise de Danièle Huillet sur la terre de Sicile. Nous écoutons le début du quatrième mouvement du Quatuor à cordes nº 16, op. 135, de Beethoven. Après un geste de sa tête, Huillet récite les mots « Neue Welt (nouveau monde) ». Straub ne cite pas cette scène dans son entier, telle qu'on la voyait dans Noir péché. Il coupe le texte de Hölderlin (il s'agit du dernier chœur du premier acte de la troisième version de La Mort d'Empédocle) avant qu'il n'annonce la menace qui arrive toujours avec l'espoir. Il nous laisse donc avec Danièle Huillet, la musique de Beethoven (le mouvement s'intitule « La décision difficilement prise ») et ces deux mots : « nouveau monde ».

Le choix de cet extrait et la coupure qui y est pratiquée introduisent à la fin du film une note d’optimisme tout en rendant hommage à la figure de la compagne disparue. Ce retour en arrière ne constitue donc pas un simple monument funèbre (comme ceux qui, dans Fortini / Cani, coupent la voix et font entendre la mémoire des victimes du fascisme sur le paysage des Alpes apuanes) ni un acte de nostalgie. C'est pour cette raison que le film n'est pas une anthologie des plus belles images de Straub et Huillet, et encore moins une approche pédagogique de leur cinéma, toujours exigeant et difficile. Mais plutôt un recueil de leur travail toujours en cours, et de ce qui dans leurs images rappelle l'histoire et l'avenir de cette résistance qui a toujours été la leur, et que ce film désigne comme celle des Kommunisten