Une réflexion socio-philosophique sur le culte du léger et sa signification pour notre époque hypermoderne.

De l’ère du vide à la civilisation du léger

L’auteur de L’Ere du vide poursuit ici son travail de décryptage de nos sociétés contemporaines qui, loin d’être « post-modernes », seraient bien plutôt « hypermodernes ». Cette hypermodernité – concept élaboré par le philosophe – renverrait à des sociétés qui n’auraient pas rompu avec un référent de raison comme absolue et totalité (et en cela elles ne sauraient être qualifiées de « postmodernes »), mais qui au contraire seraient marquées par une accélération et un achèvement de la modernité à travers la radicalisation des techno-sciences, des logiques de marché et de compétition, ainsi que l’avènement d’un hyperindividualisme concrétisé par les droits de l’homme et la démocratie : 

« La modernité s’est construite au 18ème siècle en mettant en place trois grands systèmes, les droits de l’homme et la démocratie, le marché, et enfin la dynamique de la techno-science. Le problème c’est que pendant deux siècles et demi, ces trois systèmes ont été fortement attaqués par des systèmes qui les rejetaient, par exemple le totalitarisme qui rejetait à la fois le marché et la démocratie. Aujourd’hui se fait sentir moins le besoin d’un contre modèle qu’une nouvelle régulation qui met au centre l’individu ».  

C’est ainsi que s’affirme, au cœur de nos sociétés hypermodernes, une logique néo-individualiste caractérisée par une hyperconsommation et une hypermarchandisation étendues à l’ensemble du corps social. Le « cool » ne réside désormais plus dans une attitude décontractée ou l’hédonisme des années soixante, mais davantage dans l’élaboration d’un capital plaisir qui trouve sa source dans l’immédiateté, l’achat compulsif et le léger. Nous entrons ainsi dans la « civilisation du léger », qui après l’ère du vide (celle du désinvestissement des sphères et institutions publiques et de la « culture cool »), viendrait qualifier notre époque en s’imposant à l’ensemble de nos sociétés hypermodernes. Car en effet, moins qu’une attitude individuelle ou une philosophie de vie, l’ordre du léger « s’impose désormais comme mode de fonctionnement économique et culturel global ».   Du diktat de la minceur aux sports de glisse, de la miniaturisation à la dématérialisation d’objets toujours plus légers et portatifs, « l’utopie light » « est devenue une dynamique globale, un paradigme transversal, un « fait social total » chargé de valeur technologique et économique, fonctionnelle et psychologique, esthétique et existentielle ».   Mais ce qui sous-tend ces observations, c’est une constatation tout à fait inédite : celle d’un « bonheur paradoxal » qui puise dans une mésestime de soi qu’aura fait naître notre époque hypermoderne.

Les travaux de Gilles Lipovetsky ont toujours su associer philosophie et sociologie afin de proposer un regard tout à fait explicite sur l’évolution de nos sociétés, des mentalités et des mœurs. De la légèreté, nous le disions en préambule, fait partie de ces ouvrages qui questionnent notre société, observent ses problèmes présents pour mieux nous alerter sur son devenir. Si le philosophe prend le temps de décrire des pratiques et des mœurs dont on pourrait penser leur « banalité » ou leur « connaissance » pour y être confronté chaque jour, c’est afin d’en révéler l’origine profonde, et qui ne saurait s’arrêter ni à ces silhouettes de mannequins que l’on aperçoit dans les magazines people ou les médias, ni à ces sports de glisse toujours plus innovants, toujours plus impressionnants par leur volonté d’échapper à la gravité.

Nous connaissons le phénomène d’anorexie qui s’est largement développé chez les jeunes filles, désireuses de ressembler à leur idéal féminin d’actrice ou de chanteuse. Nous connaissons également l’importance des recours aux régimes, et le nombre d’individus qui souhaiteraient perdre du poids. Malgré cela, Lipovetsky prend le temps d’en donner les chiffres, les exemples et de consacrer un chapitre entier à ce « nouveau corps » devenu l’objet d’un « bonheur paradoxal ». Ces précisions de l’auteur, si elles ne nous sont pas inconnues, nous sont en revanche explicitées à la lumière des évolutions de notre société d’hyperconsommation. Chemin faisant, nous découvrons une alliance très bien dissimulée sous l’apparence de la quotidienneté et de la «normalité », entre un « capitalisme de séduction » et une techno-science toujours plus performante.

Les « utopies lights » ne proviendraient pas d’un simple désir de légèreté, mais bien plutôt d’un malaise existentiel profond ; car, comme le rappel l’auteur, « civilisation du léger ne signifie pas existence légère ».   Et c’est bien de ce problème existentiel qu'il question. De ce « bonheur paradoxal » que produit cette société d’hyperconsommation où tout peut faire l’objet d’une marchandisation.

L’Ere du vide démontrait le désengagement des individus par rapport à la vie publique et citoyenne et le repli dans un hyperindividualisme. De la légèreté révèle maintenant le désengagement des individus de leur propre existence, de leur propre individualité, pour s’envoler toujours plus légers vers ces « utopies lights » qui dessinent les contours d’une posthumanité promue par l’idéologie transhumaniste.

Le posthumanisme ou le paroxysme des « utopies lights » 

Très en vogue aujourd’hui, le transhumanisme correspond à un mouvement philosophique et idéologique de transition vers un stade jugé supérieur dans l’évolution de l’espèce humaine : le posthumanisme. Largement financé et sponsorisé par de grandes entreprises telles que Google, Apple, Facebook ou Amazon, ce mouvement tend à s’allier aux logiques capitalistes de marché afin de développer et promouvoir la techno-science. L’essor des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Sciences Cognitives) est le résultat de cette alliance discrète mais problématique.

S’appuyant sur les logiques d’hyperconsommation et d’hypermarchandisation élaborées par le capitalisme, le transhumanisme va jusqu’à redéfinir la nature de l’homme (notons que cette notion fait aujourd’hui l’objet de multiples débats, souvent polémiques, afin de savoir si l’existence d’une « nature humaine » est avérée ou s’il ne s’agit que d’une construction historique), et imposer une vision inquiétante de l’avenir de l’humanité, où l’homme n’aurait plus d’autre choix, pour faire face à l’accélération effrénée des technologies, que de s’allier à la machine.

Comme le remarque l’auteur, le culte du léger s’exprime jusqu’à son paroxysme à travers ces utopies du posthumain. Il ne s’agit plus de ce bio-pouvoir dont parlait le philosophe Michel Foucault, et qui s’appliquait à l’ensemble de la population à travers des politiques d’hygiénisation mises en place par l’Etat, « […] mais un nanopouvoir qui, investissant l’infiniment petit, décompose et recompose la matière tel un jeu de Lego ».   Les nanorobots par exemple, seraient capables de se déplacer à l’intérieur de notre corps, à travers nos vaisseaux sanguins et détecter les éventuelles cellules cancéreuses ou autres anomalies biologiques. La microphysique du pouvoir, concept élaboré par Foucault, trouverait ici un second sens : le pouvoir qui agissait sur le corps via les normes étatiques, scolaires, familiales et autres, agirait désormais directement à l’intérieur du corps, depuis l’utilisation de matériaux infiniment petits et résultant de cette obsession contemporaine pour l’ultra léger, la miniaturisation et la dématérialisation.

Bien des questions sont aujourd’hui soulevées par de telles pratiques, de l’ordre de l’éthique et de la morale. Les prédictions des techno-prophètes issus de ce culte du léger n’ont pas fini de nous enthousiasmer ou de nous alarmer. A titre d’exemple, alors que Nicolas Böstrom (fondateur de l’Association mondiale du Transhumanisme) revendique l’utilisation des biotechnologies afin de réaliser la perfectibilité et le bien-être de l’ensemble de l’humanité, un informaticien et homme d’affaires comme Ray Kurzweil prétend quant à lui préparer la venue d’une Singularité qui tendra à faire de l’espèce humaine un stade obsolète de l’évolution. Entre ces deux personnalités, l’extropien Max More semble voir dans les idées transhumanistes la possibilité de mettre un terme aux lois de l’entropie qui vouent l’homme à l’extinction. Quoi qu’il en soit, « nul ne sait, bien sûr, ce qu’il en sera des promesses vertigineuses dont est riche le monde des nanotechnologies, mais l’immense révolution, qui de toute façon s’annonce, passera moins par des interventions lourdes que par l’action contrôlée sur l’infiniment petit, ouvrant un monde de possibilités quasi illimitées ».  

Tout comme Icare, désireux de légèreté, s’éleva trop haut dans le ciel jusqu’à faire fondre la cire qui maintenait les plumes de ses ailes, l’homme, épris de légèreté, devra savoir être responsable de ce « monde des possibilités quasi illimitées » qui s’ouvre à lui avec la maîtrise de l’infiniment petit, afin d’éviter de se brûler les ailes, au risque d’une chute fatale pour l’ensemble de l’humanité. Cette interrogation et cet avertissement forment le fil conducteur de l’ouvrage de Gilles Lipovetsky. Au-delà de l’observation de l’emprise du léger sur tous les aspects de nos modes de vie, c’est avant tout le constat d’un malaise existentiel et d’un désenchantement relatifs à l’hypermodernité de nos sociétés néolibérales.

« Civilisation du léger ne veut pas dire existence légère »

Vouloir trouver de la légèreté partout et rechercher à s’élever sans cesse au-dessus de notre condition d’homme, voilà bien le reflet d’un mal être et d’une désespérance caractéristiques de notre époque. Encore une fois « civilisation du léger ne veut pas dire existence légère ». Au contraire, c’est bien de la lourdeur de l’existence qu’est né ce culte du léger, cette recherche de l’évasion par l’apparence, les sports de glisse, le matérialisme miniaturisé ou dématérialisé au point de devenir une source de bonheur artificiel et portatif. Reprenant cette citation de Nietzche, « celui qui veut devenir léger comme un oiseau doit s’aimer soi-même », Lipovetsky met en lumière ce paradoxe du léger, cette tyrannie née d’un esprit de lourdeur.

La fuite dans le léger est bien due au poids d’une existence jugée trop lourde, d’un corps devenu fardeau : « Notre culture est riche en célébrations narcissiques du corps, mais c’est moins l’amour de celui-ci qui triomphe que les autodépréciations esthétiques à son endroit ».   C’est tout ce mécanisme de lourdeur que révèle le philosophe, plus que le culte du léger qui en est le fruit. De la légèreté nous invite à lire entre les lignes, afin de comprendre que sous les apparences du léger se dissimule le véritable problème d’un oubli de la question de l’être pour reprendre la fameuse constatation de Martin Heidegger.

Oubli de la question de l’être qui à l’heure de l’hypermodernité, où l’existence est modelée par l’hyperconsommation, l’hypermarchandisation et l’accélération (caractéristique de la modernité selon le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, et qui donne la sensation que tout devient toujours plus rapide), conduit à une mésestime de soi, à cette « honte prométhéenne » dont parle le philosophe Gunther Anders et qui renvoie à cette honte éprouvée par l’homme à l’égard de ses propres créations, cette honte de devoir son existence et son être à la nature et non à un processus de fabrication rationalisé et donc maîtrisable.

La fuite dans le léger, car il s’agit bien d’une fuite en avant, est donc le signe le plus probant de l’oubli de notre être dans la lourdeur d’une existence reniée, honteuse et que l’on souhaiterait voir s’alléger, pour devenir presque futile. Les utopies du posthumain ne répondent-elle d’ailleurs pas à cette volonté en promettant l’ « augmentation de l’homme » par la machine ? La possibilité de se séparer de son existence corporelle au profit d’une existence numérique plus légère, notamment avec ce fantasme de l’uploading, c’est-à-dire l’immortalité par le téléchargement du cerveau sur ordinateur ?

Les logiques capitalistes et de marché sont à l’origine de cette mésestime de soi, cette horreur du corps dans lequel est enfermée et alourdie une existence qui n’a plus de sens, désenchantée et que l’on ne prend plus le temps d’interroger ; comment le pourrait-on face à l’accélération sociale d’aujourd’hui ? Devant ce « présent liquide » observé par le sociologue polonais Zygmunt Bauman, et qui nous coule littéralement entre les doigts ?

Ce n’est pas pour rien que Lipovetsky remarque que « si la modernité industrielle s’est engagée de longue date dans la voie du léger, cette dynamique est passée à une vitesse supérieure après la Seconde Guerre mondiale avec la percée éclair de la société de consommation et tous ses petits ustensiles destinés à améliorer le confort domestique ».   Et plus loin précise-t-il que « depuis lors, le processus s’est accéléré de manière exponentielle : la conquête du léger connaît un essor vertigineux, une véritable mutation portée par les nouveaux matériaux, les technologies numériques, la miniaturisation extrême, les nano et bio-technologies ».  

Poursuivant son analyse des sociétés contemporaines marquées du sceau de l’hypermodernité, Gilles Lipovetsky nous offre à travers De la légèreté une vision de notre présent et de notre possible devenir aussi subtile qu’elle paraît déguisée et masquée au cœur même de notre quotidienneté. Ainsi derrière cette recherche de sensation d’ultraléger que l’on ne cesse de percevoir à travers ces corps toujours plus minces, ces publicités slim-fast ou Dukan, ces démonstrations périlleuses qui s’envolent dans les airs, sur les eaux, sur la glace ou le bitume, ces objets nomades et ces nanomatériaux, ces designs aux formes spatiales, ces architectures aux matériaux légers, aux aspects épurés et lunaires… se dissimule un problème beaucoup moins visible, plus profondément ancré à l’intérieur d’une lourdeur de l’existence, de notre devoir à être, que le capitalisme cherche aujourd’hui à camoufler derrière ce culte du léger.

Les utopies lights deviennent le symbole d’un désenchantement existentiel, la porte de secours d’une évasion hors de nous-mêmes. Cependant, en ces temps lourds, l’auteur conclut son ouvrage sur une note d’un optimisme bienvenu, nous rappelant que « rien n’est pour toujours et la légèreté perdue refleurira un matin »