Dans son dernier ouvrage (posthume), Pierre Daix complète sa biographie d’Aragon par l’examen de deux de ses « amours » des années 1920, Eyre de Lanux et Pierre Drieu la Rochelle.

Le dernier livre de Pierre Daix vient de nous parvenir, et il n’y en aura pas d’autre. Il est émouvant de penser que l’auteur aura consacré ses dernières forces, avant sa mort, survenue le 2 novembre 2014 (à l’âge de 92 ans), non à enrichir ses écrits sur Picasso ou la peinture, mais à retoucher une nouvelle fois sa biographie d’Aragon, d’abord parue en 1975 (au Seuil), et rééditée deux fois (Flammarion, 1994 ; Tallandier, 2005). Comme si l’on n’en avait jamais fini de faire le point sur ce personnage remuant, kaléidoscopique !

Pour qui voudra prendre une connaissance d’ensemble de la vie et l’œuvre d’Aragon, cette biographie désormais classique demeure la référence essentielle ; celle rédigée depuis par Pierre Juquin en deux volumes (La Martinière, 2012 et 2013), trop copieuse et trop exclusivement consacrée aux péripéties politiques, risque de noyer le lecteur ; et nous ne connaissons pas encore celle, plus exclusivement « littéraire », préparée par Philippe Forest et qui paraîtra chez Gallimard à l’automne.

Autant le dire d’emblée, hélas, ce dernier opus n’apporte pas grand-chose, et les fautes à répétition qui émaillent le texte (et qu’une relecture aurait aisément corrigées) jettent un doute sur le sérieux de l’entreprise. Que les attributions de livres se trouvent inversées, les dates bousculées, les citations de poèmes d’Aragon mal recopiées, font beaucoup de négligences pour un livre somme toute assez mince. Quant au fond, je ne suis pas sûr qu’il réponde bien à l’intitulé « Aragon retrouvé » – dont la date butoir donnée en titre semble assez arbitraire. Pourquoi 1927 ?

L’apport de ce livre concerne essentiellement trois points : les démêlés d’Aragon avec Breton, plus faciles à documenter depuis que la publication des lettres du premier au second (par les soins de Lionel Follet, Gallimard, 2011) apporte aux études un matériau considérable ; la réévaluation ensuite de la place de Drieu la Rochelle parmi les amis qui entourent alors Aragon ; la place enfin d’Eyre de Lanux dans ses amours, entre Denise et Nancy Cunard. Annoncer qu’on « retrouve » Aragon dans ces trois domaines semble quelque peu exagéré. En quoi l’avions-nous perdu ? Je crains même que Pierre Daix n’accuse quelque retard par rapport aux études en cours.

Sur les rapports d’Aragon et de Breton, le dossier est vertigineux, et la formidable archive constituée par la publication de ses lettres, pour peu qu’on la croise avec les textes majeurs de la période, au premier rang desquels Anicet, fera longuement rêver le lecteur curieux. Faute de céder à cette rêverie, Daix manque la complexité des situations traversées. Il insiste sur les désaccords entre les deux amis, bien réels en effet et qui laissent dans la correspondance des marques qui vont du cocasse au tragique ; mais la rouerie et les ruses d’Aragon pour sauver sa peau face à l’emprise de ce redoutable mentor mériteraient une approche plus riche, plus nuancée : comment devient-on Aragon, grâce à, mais aussi en dépit de (ou contre), Breton ? Son éducation sentimentale et son roman de formation dans un pareil contexte, une famille truquée, la guerre, Dada, le surréalisme, l’engagement communiste, l’inévitable rupture enfin – programmée depuis quand ? – restent à écrire. Les rapports d’Aragon avec son aîné, salué dans ce sonore alexandrin (lettre du 22 septembre 1918), « Et je t’honore, André qui veut dire HOMME en grec », furent dramatiques. Je leur ai moi-même consacré un chapitre de mon livre Aragon, la confusion des genres (Gallimard, 2012), que j’espère un jour développer, tellement cette amitié-inimitié, qui passe par la querelle du roman, constitue en elle-même un passionnant roman.

Nous découvrons dans cette correspondance un très jeune homme (magnifiquement retrouvé sur la photographie de couverture choisie par Daix), transi, pétri, par son aîné : la flamme qui monte dans Anicet – ou dans Feu de joie – éclaire pareillement ces lettres, qui témoignent de la ferveur, de la fraîcheur et de la confiance du disciple. Aragon-Anicet s’arracherait les yeux et les dents pour interpréter dorénavant le monde avec les sens d’André – rebaptisé dans le roman Baptiste Ajamais. C’est bien le cas d’anticiper ici la leçon du Fou d’Elsa : « Qui j’aime me crée. » Et de redemander avec Anicet : « Comment ne pas s’éprendre de celui qui nous donne à tout instant l’équivalent humain des choses extérieures ? »

Ces missives qui se veulent primesautières, pudiques ou faussement détachées offrent une archive de premier ordre, moins sur l’homosexualité d’Aragon comme diagnostiquerait une analyse superficielle, que sur les tourments d’une formation, morale, artistique, politique. Nous lisons ici, en marge d’Anicet, de Télémaque ou du Libertinage, le roman d’apprentissage de leur génial auteur. Et cela tient parfois de la possession ou du vaudou, Aragon est chevauché, engrossé par Breton, qui s’annexe la pensée de Louis au point d’interdire à son ami d’inventer !

S’il était descendu dans le détail de ces lettres, au lieu de les survoler de trop loin, Daix y aurait trouvé ou retrouvé un Aragon assez inquiétant, par les germes bien présents de la guerre et de la terreur au cœur d’une amitié pourtant fondatrice ; ainsi, dans la lettre du 20 avril 19 consécutive à la conversation exaltée des Tuileries, ce condensé de passions contradictoires : « Non tu n’as rien à craindre POUR LE MOMENT parce que pour le moment rien ni personne ne m’est plus cher que toi, et ce qui fait le prix de cette amitié c’est la dramatique certitude qu’UN JOUR nous nous tuerons à mort. […] Je vais te maintenir dans l’inquiétude, et sache que ce ne sera pas gratuitement, car si tu as trouvé un moyen d’établir ton pouvoir sur le monde, j’en ai moi, un pour établir le mien sur toi. Ainsi, je t’aurai à ma merci. […] Ô mon ami, qu’importe le monde entier quand j’ai une lettre de toi » (cette phrase finale de la lettre dans une graphie plus large).

Le premier dadaïsme, comme le surréalisme, baignait, au moins pour Aragon, dans ce climat d’excès ou de terreur bien résumé par le qualificatif appliqué, dans Anicet, à l’amitié ravageuse de Baptiste Ajamais, « HAUTE ÉCOLE ». Il y a des passions qui par l’enchevêtrement de l’amour et de la haine, du masochisme et du sadisme, de l’admiration et du meurtre, valent des guerres – comme dira le docteur Decœur à Aurélien, qualifiant sa femme Rose Melrose de « ma grande guerre à moi ». Le fratricide peut donc suivre d’assez près un attachement trop fort.

L’amitié avec Drieu, personnage occulté dans les études traditionnelles touchant cette période et que Daix a le mérite de réexaminer, suit la même courbe, ou peut-être la préfigure. L’intimité du lien entre Aragon et Drieu touche au partage d’une femme, Eyre de Lanux, et surtout à cette expérience de la guerre dont on sent bien qu’elle sépare inversement Aragon et Breton. Il est dommage que sur ces trois volets de la formation d’Aragon, Breton, Drieu ou Eyre (cette dernière récemment révélée ou mieux connue par une publication de Lionel Follet), Pierre Daix tourne trop court ou s’arrête en chemin : il ne consent pas à l’analyse psychologique, il ne descend pas dans la vivisection des passions, pourtant mises en mots, tellement puissants, par leur protagoniste !

La vie d’Aragon fut traversée ou frappée de plusieurs coups de hache qui l’obligèrent à se refaire intellectuellement, moralement, érotiquement. Pourtant, et par-delà les ruptures, combien cruelles, lui-même sut évoquer dans quelques textes ultérieurs et touchants ce que furent pour lui ces visages : n’a-t-il pas, entre 1940 et 1944, fixé secrètement avec Aurélien un émouvant portrait, oblique et nuancé, de Drieu, alors qu’au même moment celui-ci le poursuivait publiquement de sa haine ? Sur Eyre, nous disposons rétrospectivement du beau poème « Le mot ‘vie’ » du Roman inachevé (1956), si mal retranscrit ici par Daix. Quant à Breton et à une amitié d’abord placée sous le sceau du miracle, comment ne pas frémir et s’émerveiller en lisant, au hasard de ses commentaires à l’Œuvre poétique (tome V, publié en 1975) qu’il n’a jamais cessé d’en méditer la leçon : « J’écoute au fond de moi-même la voix d’André Breton, non pour la critiquer, mais pour mieux l’entendre » ?