Un homme marche dans la neige. Dans une maison, il installe un bac de douche et se lave dans le contrejour d’une fenêtre. A l’extérieur, une musique typiquement indienne retentit autour du bâtiment et à travers la forêt. Il coupe du bois. Un tronc d’arbre se penche et se déracine doucement… Two Years at Sea nous invite à suivre un homme, qui ne parle pas et dont on ne connaît exactement ni l’identité, ni l’histoire, ni le lieu où il demeure. Néanmoins chacun de ses faits et gestes nous raconte une résistance au monde et au mode de vie dominant, de sorte que ce récit documentaire et expérimental se présente avant tout comme une profession de foi, à la fois poétique et politique.

Dans ce long métrage dit ethnographique, où la remise en scène et la licence poétique sont en principe accordées, le rythme des saisons a quasiment disparu. La boue succède à la neige, le brouillard aux nuages. Une horloge, à laquelle est accrochée un bidon vide, présente deux aiguilles croisées en forme de nœud, dont l’exercice perpétuel et régulier s’est arrêté. Ici, le temps homogène et mesuré du quotidien tel que nous le connaissons n’existe pas. A l’instar de Jean Rouch qui, dans La Chasse au lion à l’arc, nous transportait dans « la brousse, au pays de nulle part », et de Robert Flaherty, qui, dans Nanook of the North, remettait en scène, avec leur collaboration, le quotidien des esquimaux à travers le « personnage » de Nanouk, l’artiste Ben Rivers nous plonge, dans Two Years at Sea, au cœur d’une forêt septentrionale, dans le monde d’un homme qui s’est positionné volontairement à l’écart du nôtre. 

L’homme en question est un ermite des temps modernes. Sa maison-capharnaüm regorge d’objets et d’ustensiles issus de l’ère industrielle des années 70 et 80, comme s’ils avaient échoué là, dans l’attente de trouver un nouvel usage ou de disparaître dans leur délabrement même. Entre deux actions de survie – se laver, couper du bois ou pêcher – le réalisateur nous montre différents recoins de cet habitat. L’accumulation et l’entassement des objets forment à ce titre de véritables « natures mortes » – dont l’expression anglaise signifie littéralement l’inverse, still lives. On découvre ainsi quelques indices de l’identité (Jake Williams) et de la vie antérieure de l’homme filmé, mais si peu qu’ils définissent cette autre vie et cet autre monde comme un ailleurs vague et incertain – un peu comme un marin en mer. L’homme possède néanmoins un 4x4 à essence et des lettres timbrées. Parallèlement à ces plans de still lives, Ben Rivers entrecoupe son récit de plans de marche de l’homme, accompagnés de plans du soleil scintillant à travers les nuages ou entre les troncs d’arbres qui bordent le chemin.

Etrangement les travaux de (sur)vie du « personnage » nous échappent. Un tronc d’arbre se penche et se déracine doucement… Il s’agit, seulement, d’un déracinement en cours. Dans ce plan, Rivers nous présente un effet sans nous en livrer immédiatement la cause. Est-ce le poids de la neige ou bien une action de Jake qui opère ce déracinement ? Deux plans après, l’image nous montre un système mécanique de treuil exerçant une force certaine, sans nous montrer Jake au travail, ce dernier demeurant hors champ. En d’autres termes, la durée des plans, l’inversion du rapport de cause à effet et l’occultation de la figure humaine tendent à allégoriser les images et à construire un sens littéral dans la manière dont elles sont agencées. De même, alors qu’il est en train de couper du bois, Rivers nous présente une main de Jake (hors champ) posant une buche sur un socle, frapper un coup de hache. Manquant son coup, la buche tombe. Jake abandonne étrangement son travail. Enfin, après avoir transporté et fabriqué un radeau, Jake se positionne sur un lac pour pêcher, mais ce travail de survie glisse doucement vers un pur acte de contemplation. Aussi, le discours du cinéaste comprend métaphoriquement celui de son personnage : le déracinement de cet homme est le produit d’une société de consommation mécanisée, dont le remède serait un abandon et un renversement radical de son regard et de sa manière d’agir. 

Le récit prend en charge ce renversement, par une série d’inversions et de déplacements micro-structurels des modalités du récit classique (action-réaction), en surprenant et déjouant les habitudes du spectateur (désir-jouissance), et en accommodant son regard à une autre manière de voir. Autrement dit, la construction du récit, oscillant entre survie du « personnage », plans intérieurs de la maison-capharnaüm et plans extérieurs du soleil, figure tout à la fois une allégorie du monde contemporain et un retour à l’empirisme anglo-saxon, faisant de l’expérience sensible l’origine de toute connaissance. Dans une très belle séquence, Rivers joue de nouveau sur l’ambivalence du hors-champ, en ne montrant pas (et en ne faisant pas entendre le son de) l’engin qui soulève une petite caravane, de sorte que la caravane semble soulevée par lévitation. On la retrouve, dans le plan suivant, perchée à la cime d’un arbre. Le cinéaste opère ici un renversement du discours scientifique, le magique se mêlant à l’ethnographique. Cette caravane perchée devient alors le nouveau refuge extérieur du « personnage », au sein même de son ermitage – un autre dedans dehors ! 

Cette conversion du regard s’éprouve également à travers la matière même de l’image. Ben Rivers tourne en pellicule et, par une série de manipulations en laboratoire, travaille la matière pelliculaire, afin de rendre visuellement présent l’indice de la pellicule sur l’écran et de réaliser des effets visuels prégnants quant à l’histoire qu’il raconte. Dans Two Years at Sea, ce travail s’élabore par une accentuation du contraste des images, c’est-à-dire une accentuation des hautes lumières et une réduction des basses lumières, conduisant à une densification des zones d’ombre. Cependant, ce travail n’est pas systématique pour chaque plan et même pour chaque photogramme, de telle manière que cet effet contrasté se double d’un effet d’intermittence, de scintillement ou d’éclairs lumineux, affectant certains pans d’images, comme le ciel pour les plans en extérieur ou la lumière extérieure pour les plans en intérieur. 

Cet excès de lumière provoque à la fois une fascination aveuglante et une inquiétude réfléchie, pour le spectateur, et cela pour trois raisons. D’abord, l’excès de lumière met en crise le processus même de la figuration cinématographique, en annulant toute possibilité d’image dans une certaine partie de la pellicule, par son impression totale – impression blanche. Ensuite, d’un point de vue narratif, ne s’agirait-il pas d’une vision du personnage ou de la figuration d’un événement du monde, lointain et fantastique ? Ces fulgurances lumineuses convoquent parfois une image hallucinante et répétée de l’« éclair aveuglant » et des « dix mille soleils » de la bombe atomique sur Hiroshima. L’ermitage de Jake est effectivement une réaction au monde, dont le nucléaire est devenu une condition et une expérience limite sans cesse réactualisées. On voit ainsi certains plans d’intérieur affectés par des « éclairs » de lumière venant de l’extérieur, de sorte que son lieu de vie semble menacé en permanence, par cet étrange événement lumineux, proche mais éloigné, toujours et encore à venir. Enfin, ces effets de lumière se doublent d’un autre phénomène visuel. Du point de vue de la fabrication du film, le travail de gonflement de la pellicule et le passage en support numérique ont provoqué non seulement une manifestation accrue du grain de la pellicule mais aussi, volontairement ou non, un excès de « bruit » sur certaines partie de l’image, ce « bruit » correspondant au signal électrique propre aux nouveaux systèmes de projection numérique. Cet indice « électrique » provoque alors, sur certaines zones du plan, un fourmillement, une forme de dissémination de l’image cinématographique, de telle sorte que la fascination purement visuelle éprouvée par le spectateur se double parfois d’un processus inquiétant de destruction signalétique de l’image. Entre visions et menace, fulgurances et dissémination, fascination et inquiétude, ce travail de la matière lumineuse réalise la dimension réflexive de ce portrait ethnographique.

Ces effets visuels s’inscrivent manifestement dans une pensée, celle d’un rapport au monde qui serait en même temps un rapport à l’image. A cet égard, le cadrage de certains plans extérieurs semble inclure et décrire l’ermite dans un espace forclos, sans issue, le coupant d’un extérieur plus lointain. Néanmoins, Jake est montré à plusieurs reprises à proximité d’une fenêtre, figurant un regard en retrait, « impressionné » par le paysage ou la lumière qui la traverse – à l’instar du spectateur dans la salle de cinéma. De même, les plans en intérieur montrent parfois la figure humaine en contrejour des fenêtres, de sorte que, par le contraste de l’image, la matière ombreuse constituant cette figure se confond et fait corps avec celle qui inonde l’intérieur de la maison-capharnaüm – métaphore, en quelque sorte, de l’intériorité du personnage. Ainsi le corps ombreux se préserve et résiste à la menace extérieure lumineuse. Mais il arrive que le reflet du soleil impressionne cette ombre intérieure. En effet, plusieurs plans représentent un reflet du soleil derrière des nuages sur une vitre de la maison, la lumière du soleil se révélant alors, par transparence, sur l’ombre, c’est-à-dire le noir de l’intérieur de la maison. Ce jeu de lumière et de reflet se rejoue autrement dans le dernier plan du film, où le visage de l’ermite se dessine à la lueur d’un feu (hors-champ), avant de disparaître. Le feu cosmique et idéal a ici laissé place à un feu plus intime. Alors que le cinéaste occulte le visage du personnage pendant une partie de la durée du film (ce dernier est hors-champ ou filmé de dos) ou conserve vis-à-vis de lui une certaine distance, on le découvre finalement, en plan rapproché, à la lueur d’une lumière plus intime, métaphorisant le nouveau rapport de ce visage au monde