Dans une prose libre et rénovatrice, Denis Grozdanovitch cherche à repoétiser le monde merveilleux des heures perdues et du temps à retrouver.

Avoir manqué de temps pour faire la recension du petit opus de Denis Grozdanovitch est sans aucun doute l’ironie du sort la plus étrange qui soit. En effet, dans son Petit éloge du temps comme il va, Denis Grozdanovitch rappelle à son lecteur, dans un essai à sauts et à gambades que n’aurait pas renié un certain Montaigne, combien il faut savoir, dans la vie, prendre le temps ou plutôt savoir savourer et apprécier les diverses temporalités que la modernité nous usurpe souvent – du temps de la lecture au temps de la réflexion, du temps de l’observation de nos climats (extérieurs comme intérieurs) au temps précieux du souvenir…

Variation libre autour d’une notion dont l’abstraction pourrait effrayer, cet éloge personnel et atypique du temps « comme il va » se structure au contraire explicitement autour de nos réalités météorologiques concrètes que sont la pluie, les nuages, le vent, la neige dans une analogie généralisée qui ne semble pas abusive – et que n’auraient pas contestée, cette fois-ci, nos chers Romantiques. Denis Grozdanovitch, en fervent carnétiste qu’il est, sait-il que Camus, en novembre 1937, est recruté par l’Institut de physique du globe d’Alger en tant qu’« assistant temporaire en météorologie » ? Que Sartre, durant la « drôle de guerre », assurait également les fonctions de météorologue ? Ne peut-on pas en conclure que l’écrivain qui prend son temps et son carnet est un néphomancien qui s’ignore ?

Le texte de Denis Grozdanovitch est un habile tissu où s’entrelacent traces autobiographiques (de l’aquarelle à la pêche, du tennis au thé anglais), notes de lectures (de Lucrèce à Breton, de Saint John Perse à Sterne, en passant, inévitablement, par Proust), citations mémorables (de l’inconnu Baudouin au regretté Brodsky), images cinématographiques (où échangent Woody Allen, Éric Rohmer et Tarkovski), déambulations urbaines (Paris, Londres et Venise, nouvelles villes d’« eau ») mais aussi critiques parfois peu tamisées de certains aspects de notre modernité – vitesse, conformisme, technicisme.

Cependant, le Temps n’est-il pas un prétexte pour permettre à l’auteur de s’adonner sans réserve mais avec digressions à un questionnement portant moins sur le temps comme il vient que sur le monde comme il va, interrogeant, à discret renfort de philosophes (Schopenhauer, Emerson, Thoreau, Bergson, Bachelard), la lente mais sûre dépoétisation du monde, l’oubli généralisé de ce qui fonde notre rapport à lui, la pâleur de nos sensations postmodernes ? Les sections sur le « temps suspendu… » et le « temps de la liberté intérieure », dont la tonalité existentielle n’échappe pas, se nourrissent de deux expériences-clés : la mescaline pour Denis Grozdanotvich (un traumatisme, semble-t-il), la madeleine pour Proust (et ce qui s’ensuit). La bizarrerie de l’ouvrage, malgré tout, et là est peut-être le premier reproche à lui faire, c’est que si l’on parle de Temps, de sa perception et de sa fuite, il faut aborder la mort, ce que jamais (hormis deux petites occurrences, aux pages 30 et 111) ne fait malheureusement le penseur.

C’est à partir du dixième chapitre, « Bienheureuses temporisations », que mon attention redouble : en effet, toutes les hypothèses avancées par l’auteur sont thématisées dans mes propres travaux de recherche, de la capacité d’un écrivain à réenchanter le monde en jouant avec la « féerie inépuisable du réel » qui se trouve toujours sous nos yeux (et pas à l’autre bout du monde), à la « jubilation extratemporelle » que certaines sensations peuvent permettre en nous, unissant instant et éternité au nez et à la barbe du « temps trivial », en passant par le rôle essentiel de la photographie dans ce processus de réappropriation du réel et d’apprentissage du « voir ». Dans tout cela, point d’étonnement quand apparaît la figure de Sylvain Tesson à la centième page, qui hantait notre esprit depuis les premières lignes et se révélait la référence à établir explicitement avec Denis Grozdanovitch : les deux hommes se connaissent-ils ?

Si le dernier chapitre retrouve le ton des débuts, en restituant quelques expériences singulières nées de déambulations personnelles (on souhaiterait que l’auteur, ayant pensé le Temps, se mette désormais à interroger l’Espace !), il se trouve également teinté d’un certain pessimisme. La leçon de vie des dernières pages ‒ « vivre jusqu’au bout dans l’espérance » et cela même si le monde s’écroule ‒, reste un mode d’être-au-monde que ne semble pas assumer entièrement Denis Grozdanovitch (et ce même s’il s’agit d’un impératif catégorique paternel). Car voilà : les temps ont changé… Cependant, l’auteur n’est pas encore tombé, malgré quelques accents douloureusement prophétiques délivrés par Wittgenstein, Morand, Duval ou Axelos, dans le cynisme intellectuel et la pensée à suicides de certains auteurs contemporains. Même si le monde « comme il va » depuis quelque temps ne semble plus à même d’être « cern[é] poétiquement », que Denis Grozdanovitch poursuive ses rêveries scripturales et ses notes carnétistes pour nous livrer encore, dans ses traités hétérodoxes, une pensée en tous points libre et rénovatrice.