Un ensemble de monographies sur la question de l'atelier comme lieu de la transmission artistique permet de repenser cette dernière avec précision.
La question de la transmission est un classique de l’époque. Elle est d’ailleurs peu élaborée et livrée aux lieux communs les moins fructueux. D’une manière ou d’une autre, elle traverse les médias, toujours énoncée sous le mode mécanique : telle chose d’un côté, réputée à transmettre, un récepteur de l’autre, réputé receveur, et entre les deux un transmetteur. Ce type d’image de la transmission recopie exactement le schéma le plus mécanique possible de ce qu’on appelait, il y a encore quelques années, la communication. C’est pourtant sur ce fond que prolifère le discours de la transmission.
Le rôle des écoles d’art
Les écoles d’art se trouvent, quant à elles, à la croisée de plusieurs paramètres. Comme écoles, elles sont soumises à l’idéologie de la transmission. Comme écoles d’art, elles savent très bien que la formation des futurs artistes ne saurait dépendre d’une chaine de transmission quelconque. A fortiori, face aux nouvelles générations, porteuses d’une autre éducation, et face aux nouvelles technologies, elles se trouvent mises au défi de repenser ladite transmission, non seulement dans ses heurts et hiatus, mais encore dans ses impératifs. Par ailleurs, les problèmes de réforme et d’harmonisation des études supérieures, les problèmes propres de la « discipline » relativement aux autres enseignements et les approches diverses des rudiments de savoir et de pratiques multiplient les soucis des écoles et des enseignants.
En bon observateur, chacun a vu passer des annonces de colloques sur la transmission d’une école d’art à l’autre. Les Actes de ces colloques ne cessent de montrer l’aspect crucial, pour les enseignants, de cette question. Une journée d’études a été organisée, en 2009, à l’Institut national d’Histoire de l’art de Rennes, précédée par la publication d’ouvrages collectifs sur la question, parmi lesquels : Peut-on enseigner l’art ? (2004). Elle s’est attelée d’abord au dilemme, toujours énoncé dans les mêmes termes, des écoles : transmettre au prix de brider la singularité esthétique et l’originalité des futurs artistes, ou célébrer cette originalité au prix d’interrompre la transmission ? Cette inversion, un peu mécanique, il faut bien le dire, permet-elle de poser correctement le problème ? Ce serait à examiner. Il n’en reste pas moins que la démarche consistant à mettre en évidence les liens entre l’éducation artistique et l’évolution des modèles de transmission au cours des XIXe et XXe siècles (dans les écoles d’art du moins), et à interroger les dispositifs de médiatisation du savoir, donne lieu au volume dont nous parlons ici. Cette démarche a deux mobiles exposés dans l’introduction de l’ouvrage : apporter sa contribution à l’intérêt actuel pour la question « Peut-on encore transmettre ? » ; reprendre les questions soulevées lors de la journée d’études et les amplifier grâce à des contributions multiples, cependant organisées autour des facteurs connus liés à la transmission durant la période considérée, et observer les profondes transformations de ces facteurs.
L’ouvrage est divisé en trois sections. La première est consacrée aux modèles de transmission artistique dans le cadre de l’enseignement dans et en dehors de l’atelier. La deuxième section présente une sélection de dispositifs de médiatisation du savoir comme le manuel, la revue, la photographie et l’entretien. La troisième section aborde les enjeux actuels de la transmission artistique par le biais de textes et d’interviews d’artistes, de maîtres d’ateliers, de professionnels de l’éducation artistique et d’enseignants d’art. Ces trois sections sont accompagnées d’un cahier iconographique tout à fait passionnant à analyser. Il comporte des vues d’ateliers et des séances de formation artistique sur lesquelles se pencher longuement (visuellement).
Définir la transmission
Qui transmet ? Que transmet-on ? Où s’effectue la transmission ? Telles sont donc les questions qui appellent des réponses, prises telles quelles. Les deux premiers articles confrontent deux modèles de transmission. D’un côté, l’incitation au voyage dans le cadre de la formation des artistes (Alain Bonnet) et, de l’autre, la position du « moine dans sa cellule », telle que vécue à la Villa Médicis (France Lachelier), l’ensemble portant bien sûr sur la même période, aux fins de comparaison. Entre le peintre à la Courbet (sur la route, en plein air, vagabond) et l’artiste cloîtré ou reclus dans sa chambre à la Villa Médicis, deux modes d’existence produisent sans aucun doute des rapports différents à la transmission. Même si, dans le premier cas, l’auteur fait remarquer que la question de l’intérêt pédagogique du voyage, pour la formation des artistes, et de l’intérêt pratique pour l’Etat lui-même, est restée sans réponse claire. L’idée sous-jacente dans la fondation des bourses de voyage par l’Etat républicain (sous la Troisième République) gouverne encore, en grande partie, insiste l’auteur, la conception contemporaine de la production artistique et de la place de l’artiste au sein des sociétés modernes. Expérience de l’autonomie, donc, ou transmission dans l’isolement (encore la confrontation commune à l’intérieur de la Villa Médicis existe-t-elle), telle est l’alternative fixée par l’histoire.
Mais la question se pose à nouveau dans les ateliers d’artistes qui pratiquent des arts jouxtant ceux qui peuvent être plus utiles pour les usines et les métiers. Tels sont les ateliers de gravure (ici analysés en Catalogne), et les ateliers de dessin industriel à la Belle Epoque. La question de la transmission ne s’y présente pas tout à fait de la même manière. Elle tourne d’abord autour de la question de l’organisation professionnelle ou de la profession. De surcroît, ces professions sont prises entre deux difficultés : survivre, certes, mais aussi se renouveler en tentant d’abolir les séparations entre les arts. Ainsi en va-t-il des « Arts and Crafts » en Grande-Bretagne. La tâche est d’ailleurs délicate, car, de surcroît, les créateurs employés dans ces structures produisent des formes et motifs demeurant anonymes.
L’exemple malgache
Plus percutante se trouve être la réflexion conduite sur les ateliers d’arts appliqués malgaches (autour de 1928), parce qu’elle permet de sonder les intentions secrètes d’une transmission artistique dans la France coloniale. Pauline Monginot nous entraine dans une enquête portant non seulement sur la transmission et ses conflits, mais encore sur les différends instaurés entre « l’art » et « l’art indigène ». Après avoir défini la spécificité de la politique artistique coloniale vis-à-vis des malgaches, et avoir rappelé que cette politique suit le principe de « la mission civilisatrice » de la France, l’auteure souligne comment la France impose sa culture comme référence majeure, occultant la culture locale, et reléguant cette dernière au rang d’objet ethnographique. Le rapport intitulé « Panorama des Colonies » stigmatise les cultures locales. Certains concluent à une « absence d’art ». En conséquence, l’action artistique consiste « à apporter l’art aux malgaches ». Les expositions coloniales approfondissent ce geste. Cependant, quelques artistes vont à contre-courant. C’est le cas de Pierre Heidman qui s’attache – initiative personnelle – à former des artisans afin de renouer avec les traditions artistiques de l’île. Ainsi va la singularité de la transmission dans le contexte colonial. Elle se trouve prise entre la politique culturelle de l’administration coloniale et la recherche identitaire sollicitée, cependant, par un artiste arrivé dans les wagons de la colonisation. En 1928, Heidman (peintre décorateur) imagine un atelier de formation des artisans malgaches alors même que Tananarive offre de nombreux débouchés aux artistes peintres et sculpteurs, tant à ceux qui viennent y faire carrière loin de Paris qu’à ceux qui passent par ces ateliers. Alors que nous ne disposons que de peu de documents (et peu sur l’identité et le travail des malgaches), l’article procède à l’étude de ce qui devient « un style malgache » : type de matériaux, expérimentation de couleurs et de matières, diversité des pratiques, critique des doctrines de l’imitation, mais modèles empreints de la vision coloniale. On insistera sur ce passage d’une « absence d’art » à la « production d’un art local ou typique », tout cela se concrétisant à l’Exposition coloniale de Vincennes. Les voies de la transmission sont heureusement complexifiées par cet article, puisque la transmission s’y fait création d’un style (dit, désormais, « local »). Cet article est suivi par un autre de Claire Maingon, référant à Alfred-Auguste Janniot, l’artiste de la façade du musée des colonies, devenu la Cité de l’immigration à Paris.
L’art abstrait
Plus proches d’une réflexion portant sur les difficultés de la transmission sont les deux articles suivants, de Claudie Guerry et Fanny Drugeon. S’agissant de la question de l’art abstrait (ici Jean Dewasne, Aurélie Nemours), on voit tout de suite comment la question se pose : d’abord en termes de conflit avec les beaux-arts, ensuite en termes de réticences officielles et de cris contre un art dégagé de la vision directe. Dès lors, la transmission n’a de sens que si les abstraits apprennent aux jeunes générations à se confronter à leurs aînés. Les idées pédagogiques de Klee et de Kandinsky (dans la version Bauhaus) ont alors servi de base de travail, accompagnant la mission pédagogique et de médiation (cycles de conférences, enseignements, ateliers, etc.) que se sont assignés César Domela et Denise René, entre autres. Mais cette mission est accompagnée d’un sens du futur, puisqu’il est question d’apprendre aussi à faire évoluer l’abstraction, apprentissage d’autant plus essentiel que chacun commence à se méfier des premiers signes de conformisme et de médiocrité dans les productions des « élèves ».
La fonction des ateliers
Il reste une question fondamentale à explorer : celle des ateliers d'artistes, c'est-à-dire celle de la fonction des ateliers dans le jeu de la transmission. Deux articles successifs s'attachent à nous donner des moyens de réflexion sur ce plan : le premier de Pauline Chevalier et le second d’Emilie Verger. Il importe de les lire conjointement, et l'on suivra l'ordre que l'on veut. Ouvrant cette question, le premier s'intéresse aux ateliers de nouvelle facture, ouverts dans les années 1960-1970. Ils correspondent justement moins à la vieille notion d'atelier (voir le second article) qu'à la création de formats d'expérimentation collective. Ces ateliers deviennent des espaces de création, de réflexion, de transmission, de collaboration, œuvrant surtout comme des foyers ou des modèles de la société conviviale à faire advenir. Ces ateliers sont aussi liés à une situation urbaine singulière (années 1960) qui les pousse à s'épanouir dans des lieux conçus comme des « espaces alternatifs ». Ce sont bien des ateliers collectifs, collaboratifs, d'exposition, d'expériences, assumant une dimension politique à la fois dans l'émancipation des artistes face aux institutions traditionnelles et dans le partage égalitaire des gestes et des savoirs. Par conséquent, au cœur de cette réflexion sur la transmission, il apparaît que ces ateliers renvoient à l'idée d'une créativité collective au sein de l'atelier, lui-même conçu comme un vecteur de formation de la communauté artistique, voire de la communauté sociale, lorsque l'atelier s'ouvre plus largement. C'est sans aucun doute de cette époque que datent les journées portes ouvertes et autres ateliers ouverts à tous, qui sont devenus monnaie courante. Mais, à cette aune, la confrontation avec l'ancienne forme de l'atelier, lieu de transmission et de création artistique, type Beaux-Arts années 1960-2000, laisse perplexe. L'article décrit fort bien l'enseignement des arts dans cette institution qui a gardé longtemps son organisation traditionnelle : l'apprentissage y est fondé sur la transmission, conçue de manière mécanique, d'un savoir-faire, et la reproduction d'un modèle conforme aux canons classiques du Beau. Quoi qu'il en ait été de mai 1968, il a fallu attendre longtemps pour que les choses changent, et les témoignages d’Olivier Debré, Leonardo Cremonini et Henri Cueco qui terminent l'article montrent que des mutations n'ont pu s'opérer que graduellement. Une conclusion est proposée : les pratiques ont évolué à l'image de la société, moins codée, plus communicante et individualiste ! Soit, mais l'affaire n'est pas close pour autant, il faudrait évidemment entreprendre des enquêtes au cœur de la diversité actuelle des écoles.
La place des artistes
Nous n'avons pas épuisé ce qui peut être tiré de ce volume. Signalons cependant encore deux points. Le premier : la question de l'autodidaxie dans les pratiques de transmission. Il est tout à fait clair qu'il y a dans cette direction des enquêtes encore à conduire. La littérature didactique développée au cours de la seconde moitié du XIXe siècle entièrement consacrée aux arts, participe de la question de la transmission : livres de travaux manuels d'amateurs, guides pratiques divulguant des recettes, ouvrages distillant des moyens pour occuper le temps libre, etc. Ces écrits s'attachent non seulement à exposer des procédés pour faciliter l'approche de l'art, mais encore à former les lecteurs à des pratiques de création (certes modélisées). Ces guides représentent un espace pédagogique particulier, dont l'auteure (Claire Le Thomas) affirme qu'ils proposent un atelier réifié où l'image et l'écrit se substituent au geste et à la parole. Le second et dernier point : la fin de l'ouvrage est consacrée à des entretiens ou des textes avec des artistes ou d'artistes (Vincent Bioulès, Philippe Richard, Carole Leroy, Christian Globensky), dans lesquels on peut puiser encore, selon les cas, des définitions de la transmission (qui en sont, bien sûr, des interprétations) ou des orientations pour le travail d'atelier. Chacun, à partir de sa pratique artistique comme de sa pratique enseignante, donne à entendre soit que la transmission doit passer par le contact et la générosité, soit qu'elle doit consister en une émancipation et non une soumission à une autre personne (chef d'atelier, artiste-enseignant), soit qu'elle doit s'exercer dans la bienveillance.
Le volume enrichit autant que possible les approches déjà entreprises de la question de la transmission. On aurait aimé cependant qu'il comprenne une brève mise au point expliquant pourquoi cette question est devenue prégnante, historiquement et culturellement. Il nous offre plutôt des monographies, très utiles, que des exercices théoriques
A lire aussi :
- Christophe Kihm et Valérie Mavridorakis (dir), Transmettre l'art, par Christian Ruby.