Une plongée dans l’univers mental du national-socialisme.

Face à l’horreur des crimes du IIIe Reich, un réflexe a dominé pendant de longues années dans le sens commun comme dans une partie de la littérature scientifique : rejeter le national-socialisme vers la déviance, la perversion ou l’irrationalité. Cela passait, pour les hiérarques du régime, par une peinture grotesque de leurs tares, une psychologisation tendancielle, qui se retrouve sous une forme populaire et réussie chez un Robert Merle   ou un Dino Buzzati   , mais qui contribue à dépolitiser les parcours de ces hommes. 

Du point de vue de la pensée nazie, l’anathème est restée presque entière : « pensée nazie » reste, encore aujourd’hui, un oxymore. Or, sans chercher le moins du monde à normaliser le nazisme, ce rejet dans la déviance n’aide pas à comprendre ce phénomène qui a conduit à la mort de millions de personnes. Les nationaux-socialistes, quand ils commirent leurs crimes, utilisaient un répertoire théorique censé justifier leurs actes, toute une série de « discours normatifs »   . Il est confortable de se dire que le IIIe Reich était une barbarie pure ; il est plus intéressant, quoique moins rassurant, de comprendre qu’il existait une véritable « conception du monde » nazie, qui justifiait et assumait le crime. C’est à disséquer cette « conception du monde » que s’est employé l’historien Johann Chapoutot.

Il existait déjà des ouvrages sur la question. Disponible en français, le court essai d’Eberhard Jäckel de 1969, Hitler idéologue, faisait le point sur les deux piliers de l’idéologie nazie : la conquête d’un espace vital à l’Est pour la race aryenne ; l’exclusion de la population juive de cet espace. Plus récemment, Christian Ingrao a bien montré, à propos des officines de répression comme le Sicherheitsdienst de la S.S., que les responsables de l’extermination à l’Est pouvaient être considérés comme des intellectuels, pour beaucoup juristes. 

Johann Chapoutot, instruit de son étude sur la perception nazie de l’Antiquité   qu’il avait étudiée en thèse de doctorat, produit une démarche différente et novatrice : à partir de l’étude de 1 200 ouvrages   , il s’intéresse, en « historien des idées »   , à toute une littérature grise, celle des juristes, des historiens, des géographes, des archéologues nazis. Reconstituer la norme nazie, tel est l’objectif de ce livre qui est un manifeste historiographique : car pour faire une histoire des idées nazies, il faut déjà accorder qu’il y eut des idées. L’auteur s’en justifie comme suit : les nazis n’étaient pas des fous   et leurs crimes revêtaient pour eux « sens et valeur »   . Le terme est répété à plusieurs reprises, il faut prendre les nazis « au sérieux »   . L’introduction est donc volontiers militante : il est temps de considérer que les nazis n’étaient pas inhumains, et de se pencher sur le sens que revêtaient pour eux leurs propres actes – aussi innommables qu’ils aient été. L’auteur défend, en creux, une « visée compréhensive »  

Procréer, combattre, régner

Le parti-pris méthodologique de l’ouvrage peut surprendre. En effet, il s’agit d’une plongée totale dans le logos nazi. Il y a d’abord peu de références à l’historiographie : l’ouvrage est tourné vers les sources, leur exposition, leur mise en cohérence, voire en système. Les citations sont, de ce fait, très nombreuses, et donnent au public français un accès bienvenu à des textes qui sortent des sentiers souvent bien rebattus des auteurs les plus cités – Hitler le premier. Plus surprenant, une bonne partie de l’ouvrage est écrit au discours indirect libre. La visée est claire : proposer une compréhension immersive de la normativité nazie. On retrouve cette démarche dans le sous-titre même du livre : « Penser et agir en nazi ».

Ce qui permet à l’auteur de mettre en cohérence son corpus, c’est la répétition, dans tous les ouvrages qu’il a étudiés, de la même question lancinante : « comment agir pour éviter que l’Allemagne ne meure ? ». C’est le point de départ de la pensée nazie. La réponse tient dans les trois grandes parties de l’ouvrage : procréer, combattre, régner. Cette conception du monde a pour elle sa simplicité et sa cohérence : elle est une lecture biologique du réel, tout imprégnée de darwinisme social. Le seul objectif des nazis est de défendre la race allemande : pour ce faire, il faut sortir de l’état d’urgence dans lequel elle se trouve, et l’auteur livre ici une très fine analyse du terme allemand Not   . Quel est cet état d’urgence ? C’est d’abord celui d’un peuple, d’une « race », dont le territoire n’a jamais suffi à réellement combler les besoins les plus simples, alimentaires. Issu du vieux discours colonial sur la « surpopulation » allemande, il retrouve l’idée d’une conquête de l’espace vital pour subvenir aux besoins du peuple allemand. Cependant, on perçoit, dans l’ouvrage de Johann Chapoutot, l’importance du traumatisme de la Grande Guerre : les centaines de milliers de morts de la famine liés au blocus ont rendu très concrète cette peur de la disparition, pour une génération qui a été massivement exposée aux conséquences du conflit mondial. Il faut donc conquérir un sol, Boden, pour permettre une colonisation agricole à l’Est.

Mais il ne suffit pas de conquérir, les nazis veulent aussi affermir la race elle-même, par un double processus : permettre aux représentants de la race aryenne de se multiplier ; empêcher les ennemis de la race aryenne de le faire. Ces ennemis, ce sont évidemment les Juifs. La détestation des nationaux-socialistes envers le judaïsme se lit jusque dans les moindres détails normatifs. Mais cet antisémitisme s’insère, finalement, dans une biologisation encore plus large, où les Slaves, entre autres, doivent servir d’esclaves à l’Est, ou disparaître. Cette lecture faussée et pseudo-scientifique du sang, Blut, irrigue véritablement l’ensemble des décisions normatives. 

C’est peut-être là l’un des acquis les plus intéressants du livre : il montre, à travers toute cette littérature grise, que le crime nazi prenait sens dans une certaine temporalité. Comment justifier l’extermination de femmes et d’enfants juifs ? Les nazis étaient persuadés que s’ils ne menaient pas jusqu’au bout cette guerre – qu’ils envisageaient comme telle, puisqu’ils considéraient que les Juifs menaient un combat contre les Germains depuis des milliers d’années – les peuples qu’ils exterminaient se vengeraient et anéantiraient à leur tour le peuple allemand. Le génocide, en somme, était une décision préventive, qui encourageait un cercle de radicalisation sans fin. Himmler et les S.S. s’employèrent, à tout le moins, à le marteler. On ressent, confronté à cette pensée, un certain vertige : Hannah Arendt disait que les nazis « pensaient en siècles ». Mais à l’échelle des siècles, dans la vision nazie, il n’existe plus d’humains ou d’individus qui vaillent, uniquement des races, qui se battent pour accéder aux ressources. Si on n’extermine pas, on est exterminé. La logique, toute basique qu’elle soit, fournissait aux acteurs un répertoire de justification. 

Dégermaniser le génocide ?

L’auteur ne postule pas que ces théories nationales-socialistes ont conduit aux actes, ni que le lien entre pensée et pratiques serait mécanique. De même, il ne tente pas de s’interroger sur la réception de ces œuvres, considérant cependant qu’avec les acquis actuels de l’historiographique – on pense au livre Soldats de Sönke Neitzel et Harald Welzer – on peut légitimement conclure que ces « idées atteignirent leur cible »   . Ce faisant, il montre que cette lecture drastique et très simplificatrice du monde social – tout est racial, et tout est juste pour défendre la race – offrait des « repères clairs, tangibles et aisément compréhensibles »   à des « contemporains égarés »   . On sent, en filigrane, et notamment dans l’analyse du traité de Versailles, la puissance de cette « angoisse eschatologique », telle que l’a définie Christian Ingrao, celle de la disparition totale de l’Allemagne en 1918-1919, au moment où le pays, coup sur coup, perdit la guerre, la monarchie, une bonne partie de son territoire et de sa population. Il serait intéressant d’étudier plus en finesse cette période de la sortie de guerre comme matrice, pour toute la génération des architectes de la domination nazie, d’une angoisse jamais disparue ; il serait tout aussi intéressant de comprendre comment la réponse biologique à cette angoisse s’est lentement imposée au sein de ces cadres. S’agissait-il là d’un phénomène purement allemand ? 

Johann Chapoutot propose, en début d’ouvrage, des pistes de révision, pour expliquer que cette pensée nazie n’est en rien originale, mais récupère un fond commun européen   . Comme il l’a fait dans sa récente synthèse sur l’histoire de l’Allemagne contemporaine   , il bat en brèche l’idée d’un Sonderweg – cette « voie particulière allemande » – qui aurait conduit au nazisme. Mais dans la mesure où La loi du sang étudie en soi et pour soi la conception du monde nazi, sans réellement la comparer avec d’autres phénomènes européens ou d’autres tendances politiques, l’auteur ne peut que rapidement résumer : les nazis ont « densifié, ramassé, radicalisé »   ce fond d’idées de l’Europe de l’époque. En ce sens, ce sont peut-être moins les idées qui sont originales, que le contexte spécifiquement allemand de la République de Weimar, qui a donné un terrain favorable à cette radicalité et à sa victoire.

L’ouvrage, fondé sur une très solide culture juridique, grecque et latine, permet donc de comprendre que le nazisme n’était pas simplement l’expression de la force et du fait contre le droit ; il se pensait comme une loi, une loi de la vie, une forme de biocratie au service de la race, bien plus légitime que celle des puissances occidentales. Il est trop simple de rejeter ces idées extrémistes dans l’inhumain : elles trouvèrent, à l’époque, un public certain