Annie Ernaux évoque les souvenirs que font resurgir les lieux clés de sa vie et livre une réflexion sur l’acte d’écriture en tant qu’expérience transpersonnelle.

Un examen de conscience littéraire

Ce n’est pas la première fois qu’Annie Ernaux s’adonne à ce qu’elle appelle un « examen de conscience littéraire ». En 2002 paraissait déjà L’Écriture comme un couteau   , un livre d’entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet. Mais depuis, Les Années et L’Autre fille, textes essentiels qui ont influencé son regard sur elle-même et sur l’écriture, ont dévoilé de nouveaux aspects de sa vie. Michelle Porte, réalisatrice de nombreux portraits d’auteurs, a souhaité l’interroger sur l’ensemble de son œuvre. Dès les premières lignes du Vrai Lieu, Annie Ernaux évoque les motivations à l’origine de ce projet : « En 2008, Michelle Porte, que je connaissais comme la réalisatrice de très beaux documentaires sur Virginia Woolf et Marguerite Duras, m’a exprimé son désir de me filmer dans les lieux de ma jeunesse, Yvetot, Rouen, et dans celui d’aujourd’hui, Cergy. J’évoquerais ma vie, l’écriture, le lien entre les deux. J’ai aimé et accepté immédiatement son projet, convaincue que le lieu – géographique, social – où l’on naît, et celui où l’on vit, offrent sur les textes écrits, non pas une explication, mais l’arrière-fond de la réalité où, plus ou moins, ils sont ancrés »   .

Les Mots comme des pierres, documentaire issu de cette rencontre, s’inscrit donc dans des lieux lourds de sens, en particulier la maison de Cergy, qui lie étroitement vie quotidienne et création littéraire. L’inscription de l’écrivain dans un, ou plusieurs, lieux, constitue le leitmotiv de la réflexion de Michelle Porte (Les Lieux de Marguerite Duras, 1976 ; Les Lieux de Virginia Woolf, 1980 ; Le Tours de Victor Laloux, 1987 ; Christian Boltanski. Une maison en Allemagne, 1992 ; La Maison de Jean-Pierre Raynaud, 1993 ; pour n’en citer que quelques-uns). L’ouvrage Le Vrai Lieu fait suite au documentaire, et son titre renvoie directement au travail de la réalisatrice, tout en glissant vers le domaine de l’abstraction, d’un espace mental construit, d’un refuge au sein duquel l’écriture peut se déployer. Ce « vrai lieu », c’est la création littéraire.

Face à la caméra, Annie Ernaux s’adonne, au fil de la conversation, à un examen plus ou moins structuré de ce qu’elle a accompli, revenant sur les épisodes marquants de sa vie qui ont constitué le ferment de ses romans, sur sa manière de les aborder, et sur l’enseignement qu’elle a tiré de cette mise à nue maîtrisée de sa construction individuelle. Le père, la mère, l’enfance à Yvetot, le café-épicerie familial, le fantôme d’une sœur aînée, le statut de « transfuge de classe », le goût pour les livres, l’avortement, le mariage, la condition féminine, l’observation attentive de ceux que l’on croise sans les connaître dans le wagon d’un RER ou dans un centre commercial… Autant de points d’ancrage autour desquels se développe le travail de l’écrivain. Ce retour sur le passé, qui permet à Ernaux d’évoquer sa vision d’elle-même en tant qu’écrivain, répond à une peur de l’effacement. « J’avais un sentiment de frustration, de perte définitive de quelque chose que je n’avais jamais dit dans tous mes entretiens précédents. » Difficile exercice cependant que celui de la conversation face à la caméra, qui saisit l’individu dans ce qu’il a de plus spontané. Cet œil qui observe et consigne les mots, mais aussi les attitudes, les hésitations, les remords du discours, renvoie une image souvent dérangeante. Dans l’avant-propos au Vrai Lieu, l’écrivain avoue son malaise, ce sentiment qu’il faudrait ne rien oublier, et son angoisse du propos creux et pré-formaté. Mais les expressions les plus radicales, les plus instinctives peut-être, comme « Paris, je n’y entrerai jamais » et « Ma mère, c’est le feu », forment la colonne vertébrale de l’ouvrage, ouvrant la voie à des thèmes centraux.

Lieux de vie, lieux de mémoire, lieux d’écriture

Yvetot, Rouen, Annecy, Cergy, autant de lieux qu’Annie Ernaux évoque dans ses textes. Le café-épicerie que tenaient ses parents, la cuisine dans laquelle elle faisait ses devoirs, emplie des conversations et des regards des clients, la cour dans le froid de l’hiver, l’école, puis Annecy, ville de l’entrée dans l’âge adulte, du mariage et de l’enfermement, enfin Cergy, la maison qu’elle affectionne tant, son jardin, et l’hypermarché Auchan au sein duquel se déroule Regarde les lumières mon amour   . L’écriture s’y déploie comme un lieu de vie dévorant, ronronnant du matin au soir comme une nécessité. « Je n’arrive pas à vivre réellement quand je n’ai pas de projet de livre en tête »   .

L’existence hors de l’écriture se fait périphérique, les occupations du quotidien ne sont que des pauses, des parenthèses. La maison de Cergy cristallise cette dualité que paraît contredire la place centrale qu’occupent les événements révolus au sein des récits de l’écrivain. L’Usage de la photo, journal de bord impudique et jubilatoire d’une relation amoureuse qui, par peur de se perdre dans l’oubli, se prend pour objet, en avait dévoilé des recoins, des meubles, des escaliers, des pans de lumière. Un soutien-gorge sur le sol, un chat sur le rebord d’une fenêtre, une chaussure béante qu’enlace un bas, les reliefs d’un repas interrompu par le désir, autant d’immersions brèves qui représentent de manière particulièrement juste la manière dont Annie Ernaux donne accès à ses lieux : en se faisant le porte-parole d’une réalité commune qui s’adresse à la mémoire de chacun et crée l’illusion délicieuse d’une émotion partagée.

L’expérience transpersonnelle d’un lieu commun

« Il faut que les choses soient transpersonnelles »   . Lorsqu’elle transmet des souvenirs qui lui appartiennent et ont construit son identité, Annie Ernaux inscrit le lecteur dans une expérience transpersonnelle, dans un échange mémoriel qui trouve écho dans d’autres individualités. Rien de fondamentalement nouveau dans cette volonté de faire d’un parcours singulier le creuset d’une identification élargie à l’échelle d’une société. Cependant, le ton choisi par l’auteur, son « écriture blanche », l’engagement qu’elle fait porter à ses écrits – engagement qui a fait l’objet d’un colloque   organisé par l’université de Cergy-Pontoise en novembre dernier – inscrivent cette transpersonnalité dans une singularité qui fait la justesse de l’écriture d’Ernaux.

Dans le chapitre « Écriture autobiographique, dimension transpersonnelle et altérité » de son ouvrage Annie Ernaux, une poétique de la transgression   , Élise Hugueny-Léger rappelle tout d’abord la nuance entre le moi de l’écrivain et son moi social, formulée par Proust : « […] un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestions dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir »    ; une distinction avec laquelle Annie Ernaux affirme se trouver en accord   .

Chez elle, poursuit Élise Hugueny-Léger, la distinction entre moi social et moi privé se double d’une confusion entre les différents visages du moi qu’elle veut bien nous représenter. « Grâce à la dimension ouvertement autobiographique de son œuvre, les lecteurs d’Ernaux pourraient penser tout connaître de ses goûts, de ses souvenirs, de sa famille, de ses amants, et même de sa maison […]. Pourtant, Ernaux ne montre de sa vie privée que ce qu’elle s’autorise à révéler. » À cette poétique de la représentation de soi s’ajoutent les aléas du temps et de la mémoire. Il s’agit alors de ne pas confondre réalisme signifiant et réel. La « généralité indicible » de certaines expériences vécues constitue le moteur de l’écriture, et non une vérité fantasmée.

Chez Ernaux, c’est le « je » qui est transpersonnel. Il accepte et même invite l’altérité à se retrouver en lui, à s’approprier des événements dans lesquels elle reconnaît une part d’elle-même. « Pour moi, c’est comme si j’avais bâti une maison. Où quelqu’un peut entrer, comme dans sa propre vie à lui »   . L’auteur prend le parti de l’interchangeabilité : si cela m’est arrivé, alors cela est arrivé à d’autres. « Il me semble […] que je dois partir de situations qui m’ont marquée profondément et, comme avec un couteau – c’est toujours cette image-là qui me vient – creuser, élargir la plaie, hors de moi. Je me suis toujours révoltée contre l’assimilation de ma démarche d’écriture à l’autofiction parce que dans le terme même il y a quelque chose de replié sur soi, de fermé au monde. Je n’ai jamais eu envie que le livre soit une chose personnelle. Ce n’est pas parce que les choses me sont arrivées à moi que je les écris, c’est parce qu’elles sont arrivées, qu’elles ne sont donc pas uniques »   . La transpersonnalité à l’œuvre dans les récits d’Ernaux se double donc d’une intersubjectivité, induisant un véritable dialogue et conférant toute sa puissance à l’engagement social et politique.

L’écriture comme une jalousie du réel

Dans L’Occupation, roman de l’obsession pour la femme qui partage la vie d’un ancien amant, Ernaux désigne l’écriture comme une catharsis, mais aussi une manière de tenter d’égaler la réalité : « L’écriture, en somme, comme une jalousie du réel »   . Cette phrase, bien qu’à l’origine ancrée dans une situation bien définie, éclaire le projet littéraire de l’écrivain dans son ensemble : sauvegarder une mémoire, des événements, des personnes, des lieux, une génération, et ainsi aller au-delà des évidences, des tabous, des fixités et des rigidités ; mais sans oublier que ces souvenirs ne sont que les reflets lointains de leurs objets. Ernaux se nourrit de cette distance pour en faire surgir le sens : « La construction, c’est ce qui rivalise avec le monde, et qui crée un autre temps que le temps vécu. Écrire, c’est créer du temps. Celui où va entrer le lecteur. C’est silencieux, là où ça se passe »