Inscrit au programme des célébrations nationales pour l’année 2014, le bicentenaire de la mort du marquis de Sade (1740-1814) a consacré la mémoire d’un écrivain dont la reconnaissance a été progressive. Tout au long du XIXe siècle, la seule mention de son nom était synonyme de scandale. Infréquentable de même, son texte – jusqu’au début du XXe siècle – est demeuré inaccessible. Aujourd’hui, Sade est mieux connu : sa légende noire est distinguée de sa biographie et de son univers romanesque. Avec cette commémoration, c’est donc l’histoire d’une réévaluation littéraire qui se rappelle à nous. C’est aussi celle d’une réhabilitation, notamment familiale, qui se manifeste : notons que le site Internet recueillant les informations et signalant les événements ponctuant ce bicentenaire est l’initiative d’un membre de la famille de Sade. Réalisé « en souvenir du Comte et de la Comtesse Xavier de Sade », ce site mobilise le souvenir de ces descendants ayant assumé l’héritage de leur aïeul et de leur rencontre déterminante – il y a près de 80 ans – avec les premiers éditeurs et critiques de Sade, Maurice Heine et Gilbert Lely.

Sade devenu depuis quelques décennies un objet d’étude respectable voire sérieux, les premiers hommages qui lui sont rendus sont ceux de l’Université. Plusieurs journées d’étude et colloques ont ainsi jalonné cette année 2014, aussi bien en France qu’à l’étranger – à Paris (« Sade lecteur de Rousseau » ; « Sade en jeu »), Lacoste (« Les lieux de la fiction sadienne »), Saumane (« Sade, de l’enfance à l’auteur »), ou à Oxford (« Sade, l’inconnu ? ») et Winnipeg (« Sade dans tous ses états »). Mentionnons encore l’organisation de plusieurs expositions. Celle présentée à la Fondation Bodmer près de Genève est intitulée Sade, un Athée en amour. Elle déploie une perspective biographique et philologique. Le Musée d’Orsay a proposé Sade. Attaquer le soleil, dont l’ambition était de confronter les arts plastiques du 19e siècle avec l’œuvre de Sade, et d’en révéler la secrète interrelation. L’exposition Sade, Marquis de l’ombre, prince des Lumières au Musée des lettres et manuscrits avait une visée manifestement plus didactique et consensuelle. Dans une perspective historique, Sade et son œuvre sont envisagés dans une lignée intellectuelle et philosophique. Le libertinage comme questionnement moral était illustré à travers une collection remarquable de documents imprimés et manuscrits du XVIe au XXe siècle. Cette exposition s'est construite autour d’une pièce exceptionnelle, montrée publiquement pour la première fois en France : le fameux rouleau manuscrit des 120 journées de Sodome (1785). Ce contexte de commémorations de la mort de Sade a également vu la parution d’un certain nombre de publications le concernant. Nous allons ici rendre compte de deux de ces ouvrages.

Justine et autres romans est en fait la reprise d’une sélection de textes établie par Michel Delon à la Bibliothèque de la Pléiade, initialement donnés dans la même collection, dans des volumes différents. Si l’apparat critique reste inchangé, les notices sont légèrement remaniées. Par exemple, la situation du manuscrit des 120 journées, sa vente et sa localisation sont actualisées. La bibliographie est enrichie des études les plus récentes. Au vu de l’essor que connaît l’étude du livre illustré du XVIIIe siècle, de nouvelles notes nourrissent la question de l’iconographie sadienne abordée dans la notice de Justine (1791). Dans la préface rédigée pour la présente édition, Michel Delon revient sur les conditions qui ont permis l’édition critique de ces œuvres dans cette collection prestigieuse de 1990 à 1998, ainsi que les objectifs scientifiques qui y présidaient. Le critique rappelle encore les grandes étapes de la réception de Sade au XXe siècle. La manière dont cet auteur est présenté dans les manuels scolaires est d’ailleurs éclairante : Sade est placé dans le tableau de la littérature selon l’idéologie à laquelle la critique le rattache. Ses romans témoignent-ils d’une vision d’un monde oppressif et féodal ou se construisent-ils dans le sillage des bouleversements amenés par la Révolution française ? C’est un désir d’objectivité et de scientificité qu’ont exprimé les universitaires réunis lors du premier colloque organisé autour du Marquis de Sade en 1968. Cet événement constitue « un moment décisif », affirme M. Delon, « dans l’élargissement et dans une forme d’assagissement de la réflexion sur Sade ». Ce changement de statut d’un auteur, offert à une large diffusion et soumis à une étude plus académique, se voit vivement critiqué par ceux qui refusent toute normalisation et banalisation de la violence du texte sadien.

L’essayiste Annie Le Brun est de ceux-là : sa démarche personnelle l’a souvent amenée à affirmer le caractère irréductible de la pensée athée de Sade. La force de son propos surpasse, estime-t-elle, les questions littéraire ou philosophique pour tendre vers l’expérience d’un renversement métaphysique et poétique. Commissaire général de l’exposition du Musée d’Orsay, Sade. Attaquer le soleil, Annie Le Brun en signe le catalogue. Son ouvrage développe la thèse d’une influence souterraine de Sade – intense bien que largement inconsciente – dans le siècle qui l’a vu mourir. Ce XIXe siècle qui a précisément censuré le marquis de Sade, n’en est-il pas d’autant plus obsédé ? N’est-il pas travaillé en retour par ce refoulé ? Présenté comme l’annonciateur d’un bouleversement anthropologique et l’initiateur d’une prise de conscience, l’auteur de Justine fait donc figure de visionnaire. « Attaquer le soleil » reprend l’expression d’un libertin de la fiction sadienne. Celui-ci l’emploie pour manifester son désir, sa propension à la passion destructrice. Son usage comme titre est une manière métaphorique pour A. Le Brun de rendre compte de l’expansion poétique et du pouvoir conquérant de l’imagination sadienne, véritable fil rouge de sa démonstration. Annie Le Brun entend démontrer le rapport intime et radical se jouant entre la pensée de Sade et la révolution de la représentation picturale au XIXe siècle – de Goya à Picasso, de Füssli à Man Ray. Organisée en sept étapes, la réflexion de l’essayiste est dense et originale, son érudition s’aventure à des rapprochements évocateurs. L’intérêt de Sade pour la connaissance des organes ou l’image intérieure du corps, sa manière de réinvestir et de pointer la violence des représentations picturales de l’âge classique, constituent le point de connexion avec les arts plastiques. C’est l’occasion d’aborder les énigmatiques gouaches en grisaille du contemporain de Sade, Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), ou de regarder sous un angle inattendu certaines œuvres du très classique Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). L’exploration du désir qui est la préoccupation majeure du prisonnier de Vincennes fait de la scène sexuelle un élément primordial. Annie Le Brun suggère que l’image pornographique, qui prospère notamment sous de multiples formes au XIXe siècle, témoigne d’une continuation de cette recherche. Bien des artistes reconnus se confrontent aux mêmes questions que Sade quand ils s’appliquent « à saisir les postures de l’amour » : ils touchent par le visuel, affirme A. Le Brun, ce que Sade a développé avec l’écriture. Ces multiples mises en relation autour d’une thématique du corps entendent prouver combien « Sade a incité ce qu’on ne peut pas dire ».

Les œuvres dont il est question ici – et montrées dans l’exposition – sont manifestement considérées comme recelant cette interrogation infinie du corps, ce désir de saisir le paradoxe du désir. Quelle est la spécificité artistique de ces peintures devenues un espace d’immanence, le support d’un symptôme récurrent ? S’il y a une influence secrète, se joue-t-elle seulement dans la figuration ? Cette idée d’une activité créatrice n’est-elle pas nécessairement réciproque ? Où nous pourrions nous demander ce que fait l’Art du XIXe siècle à la pensée de Sade

À lire aussi sur Nonfiction :
- Sade, écrivain célébré mais méconnu ? Un entretien avec Michel Delon