Grande figure du théâtre italien contemporain, Emma Dante présente actuellement au Théâtre du Rond-Point le succès de cet été au festival d'Avignon, Le Sorelle Macaluso, qui s'attaque à la famille, au deuil et à la vie. Quoi de mieux pour orchestrer ces grandes thématiques que sept sœurs siciliennes ? Mais plus précisément, ce que porte Emma Dante dans son art c'est la ville de Palerme qui n'est pas seulement son lieu de résidence mais aussi la figure centrale de son œuvre. Elle y fonde en 1999 la compagnie Sud Costa Occidental et c'est dans ses pièces que le palermitain est remis au-devant de la scène. En 2013, elle signe son premier film Palerme qui emprunte les codes du western pour dépeindre les réalités locales à partir d'un duel féminin.

Nonfiction - Votre film Palerme est l'histoire d'un duel féminin qui met en lumière à la fois la complexité des protagonistes et les problématiques locales. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce face-à-face ? Pourquoi avoir mobilisé des femmes plutôt que des hommes ?

Emma Dante
- Si j'avais choisi deux hommes, ce face-à-face aurait terminé cinq minutes plus tard sous les coups de feu. J'avais besoin de construire un drame psychologique et choisir deux femmes me semblait plus approprié. Effectivement, deux femmes dans un western, cela ne colle pas, mais moi je préfère largement les couacs aux clichés. Je pense que les auteurs doivent se battre contre eux pour toujours imaginer des versions différentes. Par exemple j'aime beaucoup l'univers féminin de Kill Bill de Tarantino, dans lequel les femmes sont biens plus féroces et impitoyables que les hommes. L'honneur, la morale, la vengeance, la guerre ont toujours été des topiques masculins, demandons-nous pourquoi !

Justement, dans votre film, la question de l'honneur est centrale. Et pourtant cette question semble être portée par la voix des hommes. Alors s'agit-il vraiment d'honneur et de fierté dans ce face-à-face ? Cette lutte n'engage-t-elle pas autre chose de plus existentiel ?

Il y a dans le film, en plus de la thématique de l'honneur, une tentative de pénétrer dans les âmes de ces deux femmes qui sont dans un moment crucial de leur vie. Toutes deux ont perdu quelque chose ou quelqu'un, et en tant qu'ennemies elles se retrouvent alors moins seules. Ma devise est la suivante : on devrait toujours connaitre son ennemi aussi bien qu'un véritable ami, sinon on risque de se retrouver désarmé devant lui. L'étrangeté de l'autre n'aide en rien à prévoir les mouvements qu'il utilisera pour nous détruire. Dans le film, Samira et Rosa passent leur temps face à face, elles se mesurent, elles se posent des questions et grâce à cela elles parviennent à apprendre l'une de l'autre.

Qu'est-ce que les femmes siciliennes ont à nous apprendre ? Ou plutôt, que disent-elles de la femme d'aujourd'hui ?

Les femmes siciliennes ont été mal traitées, exploitées et oppressées pendant longtemps, elles ont beaucoup à nous apprendre, surtout une grande capacité à tolérer la douleur et à avancer malgré le désespoir et la solitude. Il faudra encore beaucoup de travail pour les libérer complètement, mais aujourd'hui, la situation est meilleure pour nous toutes.

Vous vivez à Palerme. Quel rapport entretenez-vous avec la ville ? Vous placez-vous du côté du cinéaste Jim Jarmush quand il entame une réflexion sur les villes fantômes de Tanger et Detroit dans son dernier film Only Lovers Left Alive ?

J'adore Jarmush et particulièrement ce film qui continue de m'inspirer. Palerme est pour moi le sous-sol de l'âme, le lieu périphérique des sens. Je n'ai jamais toléré la ville de Palerme à la façon d'une carte postale, avec le soleil, la mer, les « cannoli », les gens qui rient et qui dansent. A mon avis Palerme est sombre, obscure, rocheuse, mais en même temps magnifique, joyeuse, sublime. Pour moi Palerme est la couronne du délabrement.

Dans votre pièce Le Sorelle Macaluso qui a été jouée cet été au festival d'Avignon, vous exprimez la question du deuil familial à travers l'expression corporelle véhiculée par la danse. Vous avez d'ailleurs collaboré avec la danseuse Alessandra Fazzino. Pourquoi avoir choisi de mobiliser le corps pour parler du fantôme, du trauma ?

Maria, la sœur qui meurt, aurait voulu devenir une danseuse, c'était son rêve. C'est pour cette raison narrative que la danse d’Alessandra Fazzino opère dans la famille Macaluso. Même si, en réalité, j'ai toujours raconté le trauma en utilisant l'expression physique et en demandant aux acteurs de parler avec le corps, de tendre leurs muscles, de se laisser aller et de ne jamais se ménager.

Et alors, si votre théâtre semble « habiter » les corps à la façon d'un spectre, parvenez-vous à retranscrire cette même intensité physique au cinéma ? Pour le dire autrement, quelle relation avez-vous avec le cinéma ?

Le cinéma est différent, c'est un autre moyen expressif. Au cinéma, il faut travailler sur la soustraction, il faut être précis et en même temps faire preuve de simplicité sans trop vouloir tout expliquer. Je ne tolère pas le cinéma didascalique. Je ne dis pas que cela est simple, mais c'est important d'écrire un bon scénario et d'avoir du temps pour les répétitions avant le tournage. C'est ainsi que ça s'est passé avec Via Castellana Bandiera.

Enfin, j'aimerais vous demander quelles sont vos inspirations, vos catalyseurs, auteurs de chevets, les figures que vous admirez et vers lesquelles vous tendez.

Au cinéma j'aime beaucoup Lars Von Trier, qui est à mon avis un prophète. Les frères Dardenne sont aussi une autre grande source d'inspiration. Et puis il y a bien sûr Fellini, De Sica, Petri, et Germi... Pour le théâtre, Kantor, Artaud, Carmelo Bene, Eduardo de Filippo. Dans la littérature, je pense à Camus et Dostoïevski comme des fondements. Ils sont parmi les noms qui m'aident à comprendre la direction à suivre

Le Sorelle Macaluso est actuellement jouée au Théâtre du Rond-Point jusqu'au 25 janvier.