Corine Pelluchon signe en ce début d'année un grand livre de philosophie de l'environnement, qui est l'un des importants jamais écrits dans ce domaine.

Si, en d’autres domaines, les grands jets de fumée publicitaire, les trompettes tonitruantes et les nuages de confettis n’ont plus de quoi surprendre, ce n’est pas sans scrupule que l’on se résout à appliquer au monde philosophique les règles du marketing mieux connues du côté des lessives, de la cosmétique et de la téléphonie mobile. La fonction de la critique littéraire et philosophique ne se confond en aucune manière avec celle de la promotion commerciale, de sorte qu’il n’y a pas de place ici pour la «  pub-philosophie  », pour rependre l’amusante expression forgée par François Aubral et Xavier Delcourt dans leur pamphlet toujours aussi revigorant contre la «  nouvelle philosophie  »   . Non, un livre de philosophie n’est pas une savonnette. La philosophie n’est pas un marché, et les livres, des produits qu’il faut «  lancer  ». Parler de «  livre-événement  », comme le faisaient complaisamment lesdits «  nouveaux philosophes  » pour qualifier leurs productions respectives (que, bien entendu, plus personne ne lit aujourd'hui) n’est ni plus ni moins qu’un procédé de foire. Ce qui ne veut toutefois pas dire qu’il ne se produit jamais des événements dans le domaine de la philosophie aussi, là où l’on travaille patiemment le concept au mépris des brouhahas et des jugements hâtifs, et que certains livres, plus que d’autres, sont appelés à faire date. Tel est le cas du livre que Corine Pelluchon publie en ce début d’année qui, disons-le sans plus tarder et sans effet de manche, nous apparaît comme étant l’un des plus importants publiés en France en philosophie de l’environnement depuis Le contrat naturel de Michel Serres (1990) et les Politiques de la nature de Bruno Latour (1999).

Depuis la publication en 2005 de son étude sur la philosophie politique de Leo Strauss, couronné du prix François Furet en 2006   , l’auteure, Professeur à l’université de Franche-Comté, spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée, s’est surtout fait connaître pour ses travaux en bioéthique   , dans lesquels elle élabore une éthique de la vulnérabilité d’inspiration nettement lévinassienne, en ménageant une place de plus en plus grande, d’une publication à l’autre, à une réflexion relevant de la philosophie animale et de la philosophie environnementale.

Mais l’angle d’analyse adopté jusqu’alors – focalisé sur la vulnérabilité comme fragilité ou besoin de l’autre, et la vulnérabilité comme ouverture à l’autre ou responsabilité pour l’autre –, en dépit de son indéniable pouvoir d’élucidation, ne permettait guère d’articuler les principes d’une philosophie de l’environnement prenant à bras le corps des problèmes aussi complexes que ceux des dégradations multiformes infligées à la nature, du réchauffement climatique et de la malnutrition mondiale. Pour y parvenir, il fallait que se produisent un tournant conceptuel majeur et un élargissement inédit de la perspective théorique. C’est précisément ce que vient de réaliser avec éclat Corine Pelluchon, en prolongeant son éthique de la vulnérabilité en une philosophie de l’existence mettant au centre de l’attention, non plus la passivité inhérente au sujet vulnérable, mais la jouissance d’un sujet qui se nourrit du monde, en renouvelant ainsi de fond en comble la compréhension de notre dépendance à l’égard des conditions de notre existence, dans un ouvrage qui, à n’en pas douter, est le meilleur qu’elle ait écrit à ce jour.

L'inspiration de l'éthique environnementale

Pour donner une idée de l’ambition exceptionnelle qui anime son essai, le mieux, nous semble-t-il, est d’esquisser une comparaison avec l’entreprise générale des théoriciens d’éthique environnementale – en désignant par-là le courant philosophique qui s’est développé dans les pays anglo-saxons dans les années 1970 et qui, depuis, a été assez largement diffusé en France.

La singularité de l’éthique environnementale, par rapport aux approches prédominantes sur le Vieux Continent, consiste en ceci qu’elle entend poser les problèmes environnementaux à un degré de profondeur inhabituel, en les situant, comme le nom l’indique, sur le terrain de la moralité. Or cette façon de poser les problèmes pourrait paraître pour le moins curieuse, étant donné que la crise environnementale ne se présente pas à nous à la façon d’un problème moral dont il conviendrait d’apprendre à mesurer les enjeux, mais plutôt sous la forme beaucoup plus technique d'une perturbation qui défie les possibilités de reconstitution des stocks naturels et de restauration de ses équilibres. Les interventions humaines, parce qu’elles sont de plus en plus massives et de plus en plus concentrées dans le temps, menacent d'interrompre des cycles naturels et de nous conduire à des seuils d'irréversibilité – dangers auxquels il est possible de se soustraire à la condition que les politiques environnementales se fixent expressément pour objectif d'analyser et de critiquer les principes d'action qui portent en eux le risque d'une rupture d'équilibre, puis de prescrire de nouvelles règles de conduite conformes aux leçons de l'écologie et d’autres disciplines scientifiques. Il n’est donc question de rien autre chose en cette affaire que des relations que les êtres humains nouent entre eux, des actions qu’ils engagent dans la nature, des risques potentiels qu’engendrent les techniques modernes et des retombées qu’elles peuvent avoir dans un avenir prévisible. Si responsabilité morale il y a, c’est alors d’une responsabilité à l’endroit de la nature qu’il s’agit, c’est-à-dire d’une responsabilité humaine qui prend en charge l’orientation des actions des hommes en direction de la nature dans la mesure où elles produisent en retour des effets dans la sphère des relations interhumaines, mais il ne peut en aucune façon s’agir d’une responsabilité concernant la nature, ou par devers elle, parce que la nature n’est pas un sujet ou un quasi-sujet devant lequel nous aurions à répondre de nos actes.

Mais, pourrait-on demander, est-ce poser convenablement le problème de la crise de l'environnement que de le faire dans le langage de la comptabilité énergétique, c'est-à-dire sous la forme de cette tenue de livres, à laquelle la crise a effectivement d'abord donné lieu (que l’on songe par exemple aux travaux du Club de Rome), comme s'il s'était agi, pour l'homme occidental, de faire ses comptes avec la nature, sans que jamais soient examinés pour eux-mêmes les principes et les motifs des rapports que nous soutenons avec elle ? La position qui consiste à situer le danger dans l'activité humaine, et qui par-là pense pouvoir résoudre tous les problèmes en modifiant cette activité à la lumière de principes rationnels et scientifiques, ne présuppose-t-elle pas que le cadre général de nos relations à la nature, quoique mal délimité, reste pour le fond adéquat ? L’une des convictions que partagent bon nombre de théoriciens d’éthique de l’environnement est qu’il est nécessaire d’interroger explicitement les modalités générales du rapport à la nature tel qu’il a été pensé par la tradition philosophique, morale, scientifique et religieuse occidentale, si bien qu’il ne nous soit plus possible de puiser sereinement dans cette tradition les éléments permettant de fournir une solution aux problèmes écologiques auxquels nous sommes confrontés, dans la mesure où cette tradition fait elle-même partie du problème. L’éthique environnementale se donne par conséquent pour programme d’examiner systématiquement toutes les représentations, toutes les valeurs, tout le système d’idées et de normes qui règlent le rapport de l’homme à la nature depuis l’aube de l’humanité jusqu’aujourd’hui, pour lui en substituer un autre qui offre une alternative valable à la situation de crise. C’est en ce sens qu’elle prétend être une écologie profonde, en ce qu’elle vise, pour ainsi dire, à déterrer les racines culturelles et à élucider les causes sous-jacentes de la crise environnementale dont l’écologie superficielle ne veut percevoir et traiter que les symptômes.

La crise de l'environnement comme crise de la subjectivité

S’inspirant de manière originale de ce type d’entreprise fondationnelle, Corine Pelluchon ambitionne, non pas d’élaborer une interrogation sur le statut moral des différentes entités du monde naturel, mais de mettre au jour systématiquement et de critiquer les présupposés qui commandent les rapports que les hommes soutiennent les uns avec les autres, et tous ensemble avec le monde. Comme l’écrit Corine Pelluchon, la crise écologique actuelle n’est pas seulement ni fondamentalement une crise des ressources : elle concerne aussi notre subjectivité, notre rapport à notre corps et au travail, et renvoie à la possibilité d’une participation des individus à un monde commun   . Ce n'est que par dérivation que la crise peut apparaître comme celle des équilibres fondamentaux de la nature, et ce n'est que bien accessoirement que la politique d'un «  usage pondéré  » des ressources peut prétendre y remédier. Ce qui est entré en crise, et qui a rendu possible ultimement le délabrement de la planète, n’est rien d’autre qu’un certain mode de relation à la nature qui consiste à la soumettre à un pillage généralisé, en quoi il ne faut pas voir le témoignage d'un vandalisme irresponsable, mais la conséquence rigoureuse de ce qu’Emmanuel Lévinas a reconnu être la détermination métaphysique de toute chose comme «  objet  » faisant face à un «  sujet  » : dès lors que toute chose n'existe qu’à la façon d’un objet pour un sujet, dès lors que tout objet est comme tel l'objet d'un sujet, il appartient à son essence même d'être à la disposition d'un sujet et d’être offert à toutes les manipulations. C’est cette même représentation qui règle les rapports interindividuels, par laquelle chacun se perçoit comme étant en situation de concurrence avec les autres dans une course effrénée à la maîtrise ou à la domination du monde ambiant, et c’est encore elle qui sert implicitement de socle à partir duquel les obligations contractuelles se trouvent définies traditionnellement en philosophie politique.

Le questionnement portant sur les racines de la crise environnementale – s’il vise réellement à prendre la mesure exacte de ce qui nous arrive et à élaborer un ensemble de propositions offrant une alternative crédible – ne peut donc pas se contenter d’une remise en question de la société libérale en ses modes de gestion économique et politique – même s’il peut aussi prendre cette forme –, tout simplement parce que ce qui est entré en crise est jugé être autrement plus profond que le seul mode de production capitaliste ou que le consumérisme propre à la manière de vivre des Occidentaux. Puisque la crise environnementale est l’ultime avatar d’une crise de la subjectivité – de celle qui a commandé les rapports que les hommes soutiennent entre eux et avec la nature –, seule une autre philosophie de l’existence pourra prétendre lui apporter une solution, et c’est précisément à ce à quoi travaille Corine Pelluchon dans cet essai.

Il importe d’apprendre à penser (et, aussi bien, de réapprendre à vivre) notre rapport au monde selon une tout autre modalité que celle qui conduit à percevoir les entités de la nature, et les autres êtres humains, comme un ensemble d’ «  objets  » servant de tremplin à notre action, ou de points d’application de nos projets. Ce qui est requis, autrement dit, c’est d’abord et avant tout une philosophie première qui sache restituer au monde sensible la profondeur qui est la sienne, et qui sache élucider le lien qui unit notre corporéité à un monde irréductible à l’objectivation mathématique ou technique, compris comme ce qui résiste à nos efforts. La vie de l’homme dans le monde n’est pas fondamentalement celle d’un être qui tire parti des choses qui l’environnent et qui ne voit en elles qu’un moyen en vue d’une finalité pratique, mais celle d’un être qui jouit des contenus du monde, qui «  vit de ‘bonne soupe’, d’air, de lumière, de spectacles, de travail, d’idées, de sommeil, etc.  », comme l’écrit Lévinas   . Par la modalité de jouissance qui nous relie constitutivement aux contenus du monde, ces derniers sont par eux-mêmes déjà source d’un contentement sensible : ils valent par eux-mêmes, à la manière de ce que Lévinas appelle une «  nourriture  », en désignant par-là tout objet ou activité tendue vers une fin qui est déjà une fin en elle-même, c’est-à-dire une source de contentement sensible, comme l’est précisément l’activité de se nourrir, laquelle n’est pas réductible à la fonction de servir la finalité organique qui consiste à nous maintenir en vie, mais nous procure une satisfaction du fait même de s’accomplir.

La phénoménologie des nourritures

La grande originalité de l’essai de Corine Pelluchon est d’aller puiser dans une phénoménologie des nourritures, et dans l’analyse des «  existentiaux  » qui en découle (c’est-à-dire des structures fondamentales de l’existence humaine), les ressources théoriques nécessaires à une réforme en profondeur de la manière dont les hommes se rapportent au monde, à eux-mêmes et les uns aux autres, en prolongeant ainsi l’effort de Lévinas, lequel a su penser le «  vivre de  », sans réussir toutefois à tirer les conséquences politiques de sa réflexion et à leur conférer une pertinence dans le contexte de la crise actuelle de l’environnement. Aussi l’essai de Corine Pelluchon s’ouvre-t-il par une magnifique description phénoménologique de l’activité même de vivre des contenus du monde, du bonheur sensible, de la vie comme amour de la vie, dont la jouissance, le goût, la position que nous occupons sur terre, la place que nous occupons dans l’espace et le lieu que nous habitons et aménageons, le fait même d’être ici, la condition d’être engendré, constituent les structures fondamentales. Il est impossible, dans les limites de ce compte rendu, de rendre justice à l’extrême finesse et à l’exceptionnelle beauté des pages consacrées à ce que Corine Pelluchon appelle le «  cogito gourmand  », dont l’emblème est moins le ventre que la bouche, où on la voit explorer les «  entrailles de l’étant  »   , la «  structure élémentale  » des choses, la saveur des aliments et la beauté des paysages, dans le cadre de ce qu’elle appelle une «  écophénoménologie qui renvoie aussi bien à Brillat-Savarin qu’à Erwin Strauss, Tetsurô Watsuji, Edmund Husserl, Martin Heidegger, Maurice Merleau-Ponty, Henri Maldiney et Ivan Illich.

Mais le plus fascinant dans cette démarche – qui contribue elle-même, par la grâce d’une écriture toujours très élégante et littéralement savoureuse, à restituer au monde la profondeur sensible qu’elle s’efforce de décrire – tient au projet d’ensemble qui se met lentement en place sous les yeux du lecteur, lequel, tandis qu’il avance dans l’ouvrage, découvre émerveillé de quelle façon la thèse inaugurale, portant sur le mode originaire de notre rapport au monde (sur la centralité du goût, sur le mystère de l’oralité, etc.), bouleverse et redéfinit les enjeux de philosophie morale et politique, à la manière, si l’on veut, d’ondes sismiques qui se propagent dans toutes les directions et dont la puissance de subversion augmentent au fur et à mesure de leur progression. L’ouvrage de Corine Pelluchon est tout entier consacré à l’analyse de la logique des transformations en chaîne qu’implique le déplacement initial opéré au plan de la philosophie de l’existence. Il s’agit alors pour elle de tirer toutes les conséquences, aussi bien politiques, juridiques que morales, que commande la révision métaphysique du rapport entre l’homme et le monde, en faisant la preuve de leur pertinence dans la perspective d’une philosophie de l’environnement qui se donne pour projet la reconstruction de la démocratie.

Ici encore, il est impossible de rendre pleinement justice à la profondeur des analyses qu’elle avance, à l’originalité des propositions qu’elle développe en philosophie animale (dans des pages passionnantes qui sont les premières en France à prendre réellement en compte cet autre événement philosophique qu’est la publication en 2011 du livre de Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis, à mille lieues des absurdités que l’on évoque d’habitude sur le thème du contrat domestique), à la subtilité de l’élaboration du nouveau contrat social qui emprunte des motifs aussi bien à Hobbes, qu’à Locke et Rousseau, et dont la formulation constitue sans doute l’enjeu central de tout l’ouvrage, à l’étonnante précision des réformes qu’elle suggère, tant sur le plan institutionnel (par l’adjonction au système représentatif d’un système non représentatif chargé d’inscrire le long terme, l’écologie et la question animale au cœur du politique), délibératif (impliquant une modification des passions politiques dans le sens de l’idéal habermassien d’espace public) que culturel (renouant avec le souci rousseauiste de former l’opinion et de développer certains traits moraux permettant d’asseoir ce projet de reconstruction de la démocratie sur des bases solides et durables), lesquelles visent ultimement et conjointement – excusez du peu – à l’éradication de la faim dans le monde, la réduction des inégalités, la lutte contre le réchauffement climatique et l’amélioration de la condition animale.

L’ambition exceptionnelle du livre de Corine Pelluchon, nous le disions au commencement, le distingue assurément comme l’un des plus importants jamais écrits sur ce sujet, non seulement en France, mais aussi de l’autre côté du Rhin, de la Manche et de l’Atlantique, parmi les philosophes les plus sensibles aux questions d’environnement. Nul doute par conséquent qu’il soit appelé à être au centre des discussions à venir, où bien des éléments de l’étonnante construction théorique que nous offre l’auteure (et qu’elle compare elle-même à un travail d’architecte, dont la phénoménologie des nourritures constituerait le fondement et la partie politique le toit, en attendant que paraisse le prochain volume, annoncé à plusieurs reprises dans l’ouvrage, contenant l’éthique des vertus sous-tendant la théorie politique) feront l’objet d’une lecture critique, à commencer peut-être par l’usage pour le moins intriguant qui est fait de la philosophie de Lévinas, mobilisée au rebours de ses déclarations de principe les plus explicites et dans le refus (justifiable?) de la rupture qu’implique, selon lui, le passage du plan de la jouissance à celui de l’éthique, ou encore par le recours qui est fait à une théorie de la démocratie délibérative dont on pourrait se demander si elle ne se ramène pas à l'invention de gadgets institutionnels sans valeur et sans pertinence, qui passent à côté des enjeux et de l'urgence de la crise environnementale, et qui consistent au fond paradoxalement à établir l'urgence comme une situation que nous allons devoir gérer dans le temps à venir, comme si les situations d'irréversibilité n'étaient pas déjà bien engagées, et comme si nous ne devions pas dès aujourd'hui gérer les conséquences des mécanismes anciens