Une plongée passionnante dans le parcours d'un des meilleurs cinéastes américains contemporains.
En vingt ans et seulement cinq longs métrages, Gray a réussi à imposer un cinéma à la fois émouvant et intellectuel, ambitieux et grand public, porté par des acteurs à leur meilleur : Joaquin Phoenix, Mark Wahlberg, Tim Roth, Eva Mendes et même Marion Cotillard. Ses polars (Little Odessa, The Yards, La nuit nous appartient) sont teintés de mélancolie tandis que ses drames (Two Lovers, The Immigrant) sont frappés d’une sorte d’inquiétante étrangeté – en partie imputable au faciès ambivalent de Phoenix et à son jeu tout en ambiguïté.
L’ouvrage de Jordan Mintzer, sobrement intitulé James Gray et publié en 2011 par le distributeur Synecdoche, est construit autour d’un long entretien accordé par le cinéaste à l’auteur, complété d’entretiens parallèles avec ses acteurs (Mark Walhberg, Vinessa Shaw, Gwyneth Paltrow…), producteurs (Paul Webster, Nick Wechsler) et chefs opérateurs (Toms Richmonds, Harris Savides, Joaquin Baca-Asay). L’auteur a également rencontré le réalisateur et compère de longue date de Gray, Matt Reeves (l’auteur de Cloverfield et de La Planète des singes : l’affrontement), qui signe avec lui certains scénarios. Bien plus qu’un working book présentant la méthode de travail du réalisateur, ce texte permet de comprend la trajectoire et les compromis d’un auteur qui se faufile dans les labyrinthes d’Hollywood pour développer, film après film, une œuvre éminemment personnelle. Très minutieusement élaboré, abondamment illustré, serti d’une préface du critique de cinéma Jean Douchet et d’une introduction élogieuse de Francis Ford Coppola, James Gray est un livre indispensable pour toute personne qui s'intéresse au (bon) cinéma américain contemporain.
La plus grande scène de cinéma selon Gray ? Le regard de Kim Novak dans Sueurs Froides d’Alfred Hitchcock, lorsque, laissée seule après avoir rencontré James Stewart, elle se retourne vers la caméra. Parmi les autres influences de Gray, on découvre Kurosawa, Visconti et Polanski - il y a ainsi du Rocco et ses frères dans The Yards. Défenseur d’un certain classicisme, Gray revendique l’émotion au cinéma et se pose en pourfendeur de l’ironie et de la déconstruction opérée par ailleurs (chez Tarantino notamment). La beauté dramatique de l’opéra italien constitue pour lui un modèle. Cette éthique scénaristique structure chez Gray une esthétique particulière : usage du tenebroso, choix d’un éclairage zénithal emprunté à Hopper, concentration de la narration dans le cadre, etc. Très européens dans leurs inspirations, ses films sont construits autour du poids de l’environnement, en particulier familial, et interrogent le pouvoir du libre arbitre. La famille, en particulier, enracine, aide, mais étouffe aussi, voire détourne. Les liens de sang structurent Little Odessa, The Yards, ou encore Two Lovers, tandis que le poids du passé est à la source de The Immigrant. Les espaces sont confinés, l’horizon est bouché, New York ensevelit l’individu.
Issu d’une enfance new-yorkaise justement (famille d’immigrés russes, culturellement et socialement loin du cinéma), James Gray se passionne très tôt, tourne en super 8 et gagne une bourse pour étudier la mise en scène à l’Université de Californie du Sud, à Los Angeles, où l’on forme généralement des réalisateurs de blockbusters (la formation sépare assez strictement scénaristes et réalisateurs). Son film de fin d’étude, pour lequel il a complètement remodelé le scénario d’un autre étudiant, attire l’attention de producteurs qui montent avec lui son premier long métrage, Little Odessa. Gray a 23 ans et attire Tim Roth dès la présentation du scénario, dont la carrière venait alors d’exploser avec son rôle phare dans Reservoir Dogs. Cette histoire de mafia russe à New York, tournée dans une ville enneigée par les hasards de la météo, l’emmène à la Mostra de Venise où il remporte le lion d’argent en 1994.
Au fil des interviews, on comprend la construction progressive d’une méthode de travail James Gray : un scénario très travaillé, à la fois personnel et classique, un grand sens de l’adaptation au tournage, et une capacité à fédérer des talents autour d’une vision. Malgré la difficulté du montage financier de ses films, et des visions parfois différentes de celles de ses producteurs (La nuit nous appartient par exemple, considéré par Gray comme un film intimiste, pour ses producteurs comme un puissant polar latino). Dans The Yards, le sujet peu accrocheur des marchés publics du bâtiment se tourne en quête impossible de réintégration sociale, dont la fin étrangement optimiste est imposée à Gray par son producteur, Harvey Weinstein, en échange du tournage de plans complémentaires. A cette occasion, deux acteurs aux techniques de jeu tout à fait opposées se rencontrent : Mark Walberg, très à l’écoute des instructions du réalisateur, et Joaquin Phoenix, au contraire très indépendant dans sa composition. Le duo rempile dans La nuit nous appartient, qui ne rencontre un succès d’estime que tardivement.
Avec Two Lovers, Gray réduit la voilure autour d’un drame psychologique assez simple, construit autour d’un faux triangle amoureux. C’est le soin du traitement porté à l’image, la subtilité des intérieurs et des rapports psychologiques qui exprime la vision du réalisateur et parvient à exprimer la complexité mentale des personnages - en particulier de celui incarné par Joaquin Phoenix. Le livre n’aborde malheureusement pas le dernier film en date de James Gray, The Immigrant, un mélodrame qui met face à face Joaquin Phoenix en impresario-maquereau et Marion Cotillard en jeune émigrée polonaise. Le travail du directeur de la photographie y est remarquable, et permet une immersion immédiate dans le New York de la prohibition.
James Gray dévoile surtout un cinéaste très investi (il travaille plusieurs années sur chacun de ses films) et très sensible à la critique, souvent brisé par l’accueil en demi-teinte reçu par ses films en festivals - en particulier à Cannes où il a toujours été accueilli très timidement, voire avec dédain, avant d’être généralement réévalué au moment de la sortie en salle de ses films. Espérons que les nouveaux projets de James Gray, encore en gestation (on parle de La cité perdue de Z, un projet fitzcarraldien…), lui réussiront davantage sur ce point