Un an après le lancement de quatre revues, ne restaient plus que Aaarg ! et Mon Lapin

Depuis le journal Pilote, paru en 1959 à l’initiative de René Goscinny, les publications spécialisées en bande dessinée pour adultes ont connu divers sorts. Le mensuel Métal Hurlant (1975-1987), dissidence de Pilote, ou (À Suivre) (1978-1997), le magazine publié par les éditions Casterman, ont permis l’éclosion de Jacques Tardi, de Hugo Pratt ou encore d'Enki Bilal, avant de disparaître du paysage de la presse écrite. Dans les années 90, Lapin, adossé à L’Association, maison d’édition pleine de vitalité, maintient le flambeau de la revue spécialisée et joue son rôle de tremplin parmi les nouveaux dessinateurs d'alors (Joann Sfar, Emmanuel Guibert), avant de s’essouffler dans la première décennie du nouveau millénaire. De son côté, surfant sur la seule vague du rire, le Fluide Glacial de Marcel Gotlib traverse les modes sans oublier de nous faire découvrir Blutch ou Larcenet.

Septembre 2013. Sous la houlette du pugnace Guillaume Dumora, la librairie du Monte-en-l’air organise son festival au Cirque électrique à Paris. Parmi les différentes interventions, la présentation commune de quatre nouvelles parutions proposant des histoires en images suscite l’intérêt. Sans concertation préalable et face à la morosité du secteur éditorial, l’offre surprend. Un an plus tard, tandis que La revue dessinée prend pied dans l'univers journalistique, Papier est trimestrielle. La sortie de Mon Lapin, huitième du nom, et la parution du monumental AAARG ! #6 sont prétexte à bilan : deux objets, deux écoles, une seule direction.



 

Mon Lapin reprend la maquette de Lapin, un collectif alliant exigence et originalité, paru pour la première fois en janvier 1992. Manifeste graphique d’un courant du neuvième art plaçant l’auteur au centre de son travail, Lapin a permis la prépublication d’un certain nombre de créateurs hermétiques aux normes éditoriales de l'époque. Mon Lapin, sa dernière mise à jour, apparaît plutôt comme une sorte d’hommage. L'adjectif possessif distingue cette nouvelle mouture et la place sous l'aura d'un grand ordonnateur, qui incarne le Mon. Pour ce huitième opus, Killoffer, membre fondateur de l'Association, tient les rênes. L’objet est agréable à l'œil et au toucher. Une forêt composée de 9 arbres différents, chaque participant ayant figuré le sien, occupe la couverture. Couverture sur laquelle se balade un Killoffer mis à nu, couillu et grassouillet, fumant son clope. Symbole d’une génération arrivée à maturité, la quatrième de couverture annonce un menu inoubliable. Killoffer a rassemblé des artistes à la notoriété établie pour un cadavre exquis en bande dessinée. Non content d'imposer sa thématique sylvestre, il s'incruste dans la réalisation graphique de chaque histoire, allant jusqu’à apparaitre en personne dès qu'il le peut. Charles Burns ouvre la marche avec une parabole retouchée de la pomme et du serpent, tandis que Lorenzo Mattoti referme ce parcours forestier. La participation spéciale de Philippe Druillet, fondateur de Métal Hurlant, crée une espèce de passerelle entre les trois générations présentes dans cet ouvrage. Killoffer, véritable fil conducteur, promène sa silhouette au sein de ces doubles voire quadruples participations –soit la bagatelle de huit mains !–, donnant naissance à cette longue séquence dessinée dans laquelle la poésie le dispute à la prouesse graphique.


La dernière revue, peut-être la plus inattendue, porte un nom facile à prononcer AAARG !Inattendue, parce que conséquente : le tirage moyen offre 160 pages ; à l'occasion du numéro 6, il monte à 276 pages. Inattendue, aussi, par la teneur de ce bimestriel, dont la vocation affichée est de satisfaire à la fois « la bande dessinée et la culture de masse ». Cela signifie un positionnement dans le genre alternatif, avec des codes déjà identifiés. La référence à Métal Hurlant est assumée. Soudés derrière Pierrick Starsky, fondateur des éditions Même Pas Mal, une vingtaine d’auteurs en moyenne contribue à la sortie de chaque AAARG ! Parmi lesquels il faut citer Anthony Pastor (Las rosas, Actes Sud, 2010) ou encore B-gnet (Old Skul, 6 Pieds sous terre, 2010), souvent ignorés par ce large public puisant son inspiration graphique chez Largo Winch ou dans le catalogue des éditions Bamboo. Avec sa maquette vintage, AAARG ! propose des bonus sous la forme de nouvelles, de chroniques récurrentes, agrémentées d'un entretien vérité. Affichant dès sa présentation des visées beaucoup plus larges que Mon Lapin, la cohérence entre la ligne éditoriale et la ligne graphique atténue la sensation d’un ensemble parfois décousu, inhérente aux ouvrages collectifs. AAARG ! mélange le caustique et le trash, le sexe et le social, sans renier le dessin. Seul défaut : elle n'est disponible qu'en librairie.


Sortir des sentiers battus comporte des risques financiers. Dans Un objet culturel non identifié, Thierry Groensteen rappelle que le « suivisme des rédacteurs en chefs, des chefs de rubrique et journalistes » profite à quelques rares auteurs, métamorphosés en têtes de gondole. Mon (doux ?) lapin, et sa délicatesse, AAARG ! avec son énergie, bataillent pour l'existence d'une autre bande dessinée