L'ouvrage nous propose une exploration de la philosophie de Benjamin en cinq thématiques centrales, sans prétendre à une somme de cette pensée.

S’il est des écrivains qui furent marqués par l’absurdité de la Première Guerre mondiale, Benjamin en fait assurément partie. Il fut non moins à l’écoute des soubresauts politiques, sociaux et culturels de l’Europe du début du XXe siècle. Jean-Marc Lachaud a raison d’écrire que Benjamin fut « spectateur engagé et acteur critique de son époque », solidaire des exilés et des vaincus brutalisés. Il n’a jamais cédé sur ces points et encore moins sur sa volonté de mettre en tension un ensemble de positions, tout en les maintenant ouvertes : la position théologique, la position esthético-surréaliste et la position communiste. Cela lui valut quelques conflits.

Bien sûr, son refus de tout systématisme, le mélange constant de philosophie, critique littéraire, traduction, ainsi que l’écriture brisée, semblent empêcher de saisir l’architecture de son projet. En vérité, c’est sans doute le mode d’approche en termes de système qui est d’emblée fautif. Lachaud, qui s’est fait du collage une spécialité, a justement moins de mal à pénétrer des textes dont le tissage est fait de plis et de replis. L’unité philosophique virtuelle de Benjamin est là, sous nos yeux, dans le vagabondage qui prend sa consistance dans la dialectique du désenchantement et du sauvetage.

Telle est la thèse soutenue dans cet ouvrage, composé de cinq articles réunis afin de rendre hommage à une pensée dont Lachaud souligne qu’elle l’a accompagné depuis qu’il réfléchit sur les rapports entre esthétique et politique, sur les débats sur l’art et la littérature, sur le théâtre brechtien, et sur les œuvres de collage et de montage.

De Benjamin, Michaël Löwy dit qu’il fut « marxiste et théologien ». On comprend que ce rapprochement en laisse plus d’un perplexe. Et en effet la question se pose de savoir comment apprécier ce qu'il y a de marxisme dans la pensée de Benjamin. L'approche diffère selon les auteurs : on sait que G. Scholem et Th.W. Adorno ne sont pas du même avis, Adorno ayant même un jour conseillé à Benjamin de ne pas s'astreindre à un marxisme dans lequel il était mal à l'aise (sans avoir à quitter pour autant l'Institut de recherche, consacré désormais comme Ecole de Francfort). Cela dit, on pourrait estimer aussi que la question est un peu formelle et qu'elle ne permet pas vraiment d'approfondir les perspectives de l'écrivain. Lachaud n'a alors pas tort de souligner – bien au-delà des anecdotes portant sur les lectures marxistes de Benjamin, sur son voyage dans le communisme moscovite, sur son absence de ferveur à l'égard du stalinisme – que le rapport de Benjamin au marxisme est une fonction de recherche plutôt qu'autre chose, Benjamin ayant clairement affirmé que « loin d'appliquer le marxisme suivant chaque fil de son étoffe, on travaille avec lui, ce qui pour nous tous veut dire : se battre avec son aide ». C'est sans doute aussi, dans les conditions de l'époque, un moindre mal, d'autant que Benjamin ne recule pas devant l'objectif d'éviter une inéluctable catastrophe et de sauver l'humanité. Au demeurant, le mode de pensée et d'exposition de la philosophie de Benjamin ne « colle » avec aucune perspective marxiste de l'époque. Et l'on sait combien un Ernst Bloch, et pas uniquement lui, a été dépaysé devant le mode du morcellement et du fragmentaire de la réflexion benjaminienne. La déambulation qui préoccupe l'écrivain est difficile à contenir dans un ordre systématique, et pourtant il s'agit bien d'une forme de l'interruption, d'une forme d'improvisation dont la capacité à produire des regards transversaux est certainement plus féconde que d'autres modes de pensée. La conséquence de ce mode d'approche sur la théorie de l'histoire est immédiatement visible : toute approche positiviste et évolutionniste est condamnée, l'idée de lois intangibles de l'histoire ne survit pas, et la virulente critique de la notion de progrès alimente une autre orientation. Autant dire que la perspective adoptée vis-à-vis du marxisme est tout de même critique, même si elle sauvegarde l'idée d'un autre monde possible.

Dans un autre chapitre, Lachaud effectue une synthèse efficace du texte de Benjamin sur la reproductibilité de l'œuvre d'art. Et il faut avouer qu'une telle synthèse est nécessaire, à la fois parce que ce texte est central, et parce qu'après l’avoir beaucoup discuté, il faut éprouver ce qu'on en peut encore tirer. Lachaud commence par remettre ce texte de 1935 (puis remanié, nous laissant désormais devant plusieurs éditions) dans le contexte des autres articles et ouvrages de Benjamin. Cela permet de mieux articuler les concepts en question les uns avec les autres. Puis, il montre quels ont été les tournants majeurs de la pensée de l'écrivain afin de mieux conduire vers son commentaire de la notion de disparition de l'aura. Après avoir référé à un commentaire de Gérard Raulet sur la délocalisation et la détemporalisation qui dissolvent l'aura, Lachaud reprend l'analyse à partir de la destruction de la fonction rituelle de l'œuvre d'art. Mais c'est aussi pour mieux souligner que Benjamin, contrairement à ce qu'on lui fait dire souvent, ne joue pas du regret de la perte de l'aura, puisqu'il souligne le rôle émancipateur des techniques de reproduction. Lorsque la valeur d'exposition l'emporte sur la valeur de culte, c'est la fonction même de l'œuvre d'art qui est bouleversée, elle n'est plus inaccessible, sa multiplication permet de mieux la saisir, de se l'approprier, de la rendre concrètement vivante. L'œuvre en devient agissante dans la réalité. L'art n'est plus enfermé. Il faut ajouter à ce commentaire de Lachaud les passages de l'ouvrage original dans lesquels Benjamin déploie l'idée selon laquelle le spectateur contemporain des années 1930 devient plus « intelligent ». L'art répond alors à l'exigence majeure de sa fonction, celle de provoquer une multitude d'aspirations et de favoriser d'insoupçonnables ouvertures vers l'à-venir. Le cinéma, on le sait, n'est pas négligé par l'écrivain, bien au contraire. Benjamin lui accorde un pouvoir émancipateur. Si les arts de culte exigeaient le recueillement, le cinéma pénètre les masses, et leur propose une salvatrice libération. Autant affirmer, même si cela peut se discuter, que la désacralisation de l'art est jugée positive au regard de la transformation de la valeur d'usage de l'art qu'elle provoque, à quoi s'ajoute, évidemment, son efficacité révolutionnaire potentielle. Lachaud ne néglige pas les polémiques venues rapidement au jour contre la thèse de Benjamin (et d'abord celle d'Adorno). Cela étant, il choisit de terminer plutôt son article en envisageant la manière dont cet ouvrage peut encore nourrir notre questionnement actuel sur la reproductibilité, faisant appel au passage aux propos de R. Rochlitz.

Lachaud s’intéresse ensuite à la question du Surréalisme. Benjamin n'a cessé d'avoir à l'égard de ce mouvement un intérêt « brûlant » (écrit Scholem). Fascination et complicité se mêlent dans l'attitude de l'écrivain. Lachaud montre d'ailleurs les évidentes proximités entre les deux dans l'écriture même de Benjamin (notamment à propos de l'ouvrage Sens unique). Ce « dernier instantané de l'intelligence européenne » (écrit-il, à propos du Surréalisme), ne consiste d'ailleurs pas en une simple rénovation de l'expression littéraire. Il refuse toute approche superficielle de ce type. Il s'intéresse évidemment à la dynamique du mouvement dans son ensemble, ce qui provoque chez lui une orientation nouvelle. Aussi Rochlitz peut-il écrire que les affinités de Benjamin avec le Surréalisme indiquent un abandon du primat de la référence théologique, encore présente chez lui. Apports, limites et impasses du Surréalisme, telles sont les approches de Benjamin. Lachaud réinterroge alors quelques-uns de ses textes : ceux qui portent sur la liaison dialectique entre tendance politique et critère qualitatif de l'œuvre, sur la politisation de l'art, sur les rapports de l'art et du politique, sur le statut de l'image. Il éclaire alors, et de manière centrale, le concept benjaminien d'image dialectique, conformément à l’objectif qu’il s’est fixé : l'urgence de réaffirmer la nécessité d'assumer un héritage productif, celui de Benjamin bien sûr, mais aussi plus largement celui des penseurs critiques du XXe siècle.

L'ensemble est suivi d'un dialogue avec Michaël Löwy portant à nouveau sur le Surréalisme. Pour en résumer l'importance, il suffit de revenir sur une interrogation qui vaut pour de nombreux mouvements artistiques, mais aussi sociaux et politiques : faut-il les « historiciser » au point de les ravaler au rang de discours et pratiques dépassés, sans importance pour nous sauf historique ou universitaire, ou les analyser pour la puissance qui pourrait survivre d'eux de nos jours ?

Lachaud achève sa réflexion et son parcours par un article consacré aux rapports de Benjamin avec la radio, rapports trop souvent négligés. Benjamin a accumulé une longue expérience de la radio. De 1929 à 1932, il assure des émissions pour des radios berlinoises et francfortoises. Malgré ce qu'il en dit lui-même, ce ne sont sans doute pas de simples travaux alimentaires. Pour comprendre l'importance de ce trait, il convient de relier le projet benjaminien d'une archéologie de la modernité et la nécessité d'utiliser les possibilités offertes par les nouveaux modes de communication non moins « modernes ». Lachaud compare à juste titre deux hommes et deux projets concernant la radio : Benjamin et Brecht, ce dernier renvoyant d'emblée la radio à un phénomène politique. Brecht ne cessera de chercher à faire de la radio un instrument vraiment démocratique. Benjamin est moins disert sur ce plan, mais il cherche tout de même à saisir les affinités qui existent entre l'utilisation du progrès technique et l'émergence d'une autre société. Cela ne va pas sans une interrogation sur le statut de l'intellectuel dans la société, surtout face aux moyens que celle-ci peut mettre à leur disposition. Et, c'est évidemment, la position dialectique de Benjamin qui revient en avant, ce qu'on peut observer à l'évidence dans les ouvrages dans lesquels l'écrivain donne à entendre sa conception de la ville, de l'enfance...

En un mot, pour qui veut aborder la pensée de Benjamin de manière cursive, l'ouvrage ne peut qu'y aider. Pour ceux qui veulent reparcourir les thèses de Benjamin et les objections suscitées, il propose tous les fils conducteurs nécessaires. Et pour ceux qui connaissent bien cette pensée, il offre une synthèse des débats auxquels ils se sont déjà intéressés