Sortis le même jour (22 Octobre 2014) et à la veille des commémorations du centenaire de la Première Guerre Mondiale, les films Of Men and War de Laurent Bécue-Renard et Patria Obscura de Stéphane Ragot proposent un dialogue à distance entre deux formes de cinéma documentaire et deux formes de mémoire.

Of Men and War se positionne au sein d’un dispositif thérapeutique prenant en charge des soldats américains souffrant de PTSD (« syndrome de stress post-traumatique ») à la suite des dernières campagnes militaires américaines, en Afghanistan et en Irak. Patria Obscura se présente sous la forme d’un conte suivant l’enquête d’un jeune photographe, dont les zones d’ombre parcheminant le roman familial, de la Première Guerre Mondiale à aujourd’hui, n’ont jamais permis la levée d’une « honte » encore et toujours symptomatique. Bécue-Renard traversa l’Atlantique pendant près de 5 ans pour rencontrer et suivre l’évolution du groupe de jeunes soldats de retour de guerre ; Ragot nous présente sa famille et parcourt la France, ses paysages, son histoire récente et plus lointaine, pour saisir la « honte » qui « pèse » sur Elle, sur lui et son grand-père. Autrement dit, ces deux documentaires explorent différemment les interférences qui existent entre la grande Histoire et la mémoire des hommes, entre la conception idéelle d’un pays (la « Nation ») et son actualité politique.

Excluant la voix off, Laurent Bécue-Renard filme la parole des autres. Il suit la thérapie collective d’un groupe de soldats, révélant la spécificité de chacun, dans son récit et le mode de reconstruction de son identité. Chaque séquence du film, relative à une « séance de travail », se concentre sur la parole d’un des patients, de sorte que la durée de cette séquence correspond au temps de parole de ce dernier. Cependant, bien que cette prise de parole soit un acte volontaire, l’acte de la parole n’advient pas systématiquement et il arrive que cette parole ne s’actualise pas ou s’interrompe brutalement et parfois violemment, pour des raisons liées à une incapacité à dire ou à la peur du jugement de l’autre. Aussi le spectateur est-il amené à faire l’épreuve de ce temps de parole, observant et analysant, dans la durée, les différentes modalités sous lesquelles se révèle cette parole « au travail ». Mais ce travail de l’expression de soi s’opère également dans l’écoute, la reconnaissance et la réaction à la parole de l’autre, de telle manière qu’un dialogue et une lecture de l’histoire de chacun se réalise entre les mots, les regards et les corps des patients, grâce aux moyens expressifs du cadrage et du montage.

L’un des premiers récits, terrible, nous surprend en ce qu’il motiverait presque notre réflexe de spectateur consistant à détourner notre regard de l’écran, alors même qu’il n’y a rien à « voir ». Peut être est-ce la force imaginaire de ce récit qui nous oblige à baisser les yeux, par crainte d’une apparition traumatisante. La caméra, elle, résiste. Elle panote enfin, pour nous révéler un groupe à l’écoute mais les yeux détournés de leur interlocuteur. Nous sommes impliqués dans le même espace, dessiné par le dispositif cinématographique, à hauteur de table (en légère contre-plongée), et notre réaction figure en négatif une limite intérieure lointaine, logée en nous, qu’il s’agira alors de mieux comprendre. Ce principe d’écoute et de reconnaissance devient le temps d’apprentissage et d’élaboration de la parole et de l’expérience propres de chacun de ces soldats. Parfois le non-dit surgit, radicalement, réactualisant alors, par la parole et dans le regard de l’autre (et dans le nôtre), le choc subi, à travers l’expression d’une image claire et symptomatique, « à vif », d’un événement terrifiant ou d’un accident absurde.

Dans Patria Obscura, la voix de Stéphane Ragot est première. Elle est en quelque sorte le moteur de l’enquête. Héritier d’une grande famille de militaires parachutistes, du côté maternel, et d’un grand-père légionnaire, orphelin et « lâche », du côté paternel, Stéphane Ragot entreprend une archéologie de la mémoire familiale, dévoilant certaines strates oubliées – ou encore sous le sceau du secret d’état – de l’histoire de France. Il s’agit à la fois d’une voix blessée, porteuse de la parole muette de plusieurs générations de non-dits (notamment celle de son grand-père paternel), et d’une voix qui se reconstruit dans l’exercice même de son énonciation et de son exploration. De la Première Guerre Mondiale à la guerre d’Algérie, des événements commémoratifs parisiens au village-monument d’Oradour-sur-Glane (resté en état de ruines, depuis le massacre par une division SS de l’ensemble de sa population, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale), le cinéaste parcourt la France à la recherche de ses origines, traçant parfois des lignes de fuite inquiétantes, aussi bien spatiales que temporelles, entre son histoire personnelle et l’histoire de son pays – entre les combattants étrangers de la Seconde Guerre Mondiale et les sans-papiers d’aujourd’hui réclamant un droit à la citoyenneté française.

On retrouve cette stratification de couches historiques dans Of Men and War, où le sujet central (la thérapie d’un groupe de jeunes soldats) laisse parfois paraître en arrière-plan la silhouette d’hommes plus âgés, convoquant les traumatismes de la guerre du Vietnam, et avant elle ceux de la seconde guerre mondiale. Entre le passé et l’avenir, le film montre la relation de ces soldats à leurs parents, leurs compagnes et leurs enfants – en soulignant notamment l’implication de ces derniers dans leur rééducation à la société et au monde. Bécue-Renard met d’ailleurs en scène les anciens soldats dans ces espaces familiers, à plusieurs reprises et à différentes étapes de leur thérapie. Ce procédé permet aussi de créer un lien ténu entre le passé et l’avenir, puisque certains de ces hommes se soignent d’abord pour éviter de transmettre leur mal-être à leurs descendants. Ainsi, lorsqu’un des patients parvient à formuler la scène originaire de son traumatisme, l’expression de cette image de la mémoire apparaît comme le point de basculement principal du film et une étape déterminante dans la thérapie de l’ancien soldat. Cependant, dans la dernière séquence du film présentant ces hommes dans un cadre social apparemment équilibré, voire idyllique, un malaise demeure.

Enfin, la mise en scène de ces deux films repose à chaque fois sur un dispositif original : l’acte photographique chez Stéphane Ragot et le détournement du « cliché » chez Laurent Bécue-Renard. Patria Obscura brille par l’intelligence de son montage, dans le rapport qui se réalise entre la voix et les images, entre les images elles-mêmes et la multiplicité de leurs formes, filmiques et photographiques, issues à la fois des actualités, des archives familiales et du travail photographique de Stéphane Ragot pendant le tournage. A ce titre, le cinéaste intègre l’acte photographique comme acte de mémoire de deux manières différentes, soit pour « figurer » une image manquante de la guerre – et de son histoire – par la mise en scène de petits soldats de plomb, soit pour « fixer » un lieu de mémoire, significatif et transportable pour la poursuite de son enquête. Chaque prise de vue photographique « filmée » opère ainsi comme un transfert de son inconscient sur la pellicule et la mise en récit immédiate de ce dernier par le montage, de sorte que le film lui-même devient une mémoire au travail, sans cesse réactivée, par la voix off du cinéaste et par le regard du spectateur.

Nous l’avons dit, dans Of Men and War, la caméra de Laurent Bécue-Renard ne demeure pas exclusivement dans l’enceinte de l’institut spécialisé. Elle suit ces jeunes hommes en dehors de leur cadre thérapeutique, pour comprendre leur relation à Autrui, c’est-à-dire à leurs enfants, à leurs proches, à la société. Dans ces différentes séquences d’« extérieurs », le film reprend le « cliché » de l'American way of life, c’est-à-dire cette quête d’un bonheur « matérialiste » ou idyllique véhiculé entre autres par les images publicitaires, qui opère ici en contrepoint à cette recherche de paix intérieure, à laquelle aspire les patients. L’une des scènes emblématiques est le moment où un des couples visite la maison qu’ils viennent d’acquérir. La femme demande à son mari s’il préfère telle ou telle couleur de peinture pour la décoration d’une chambre, alors que lui-même a à peine accès à la maitrise de soi, et n’a qu’une prise très lâche sur la réalité qui l’entoure. Cette tension entre la quête d’un certain bonheur matériel et la recherche d’une paix intérieure inscrit donc un décalage, parfois ironique, à l’intérieur même de l’image, entre le patient et ses proches, le corps du soldat et son espace autrefois familier. Cette tension figure ainsi en négatif du « cliché » le décentrement de l’homme-soldat avec lui-même, et, de manière plus fantasmatique, le décentrement de l’« Amérique » avec elle-même. Dans la dernière séquence du film, on retrouve un des patients assis au côté de sa femme, main dans la main (gros plan), sur une plage tahitienne (arrière-plan) – ile dont il est originaire. Mais, à cette image paradisiaque d’une harmonie retrouvée – quasi-originelle – fait écho le souvenir d’une expérience vécue destructrice, dont finalement, et d’une certaine manière, cette image procède.

Ainsi ces deux films proposent une forme sensible de dialogue entre l’histoire et la mémoire, entre la vie des hommes et celle des nations, au prisme des valeurs respectives et des limites intangibles des unes et des autres.