Le prix Médicis et le prix Goncourt 2014 reviennent à deux de nos meilleurs écrivains.

On a souvent dénoncé, et avec d’excellents arguments, l’institution des prix littéraires. Responsables selon certains   de l’agonie du livre et notamment du roman contemporain, les prix littéraires seraient le résultat de transactions économiques à peine voilées, orchestrées par un oligopole d’éditeurs, avec la complicité de jurés inoxydables, dûment cooptés, et de critiques littéraires confortablement installés parmi les "assis", se tenant les uns les autres par la barbichette de leurs intérêts croisés. De cette course aux prix, certains éditeurs  – les petits, bien entendu, les indépendants – seraient systématiquement écartés, laissant la part du lion au monstre éditorial polycéphale GalliGrasSeuil. Sur le millier de romans annuellement publiés en France, les jurés, pris dans la tenaille de leurs multiples conflits d’intérêts, n’en liraient que quelques-uns, une dizaine à tout prendre. L’immense majorité des auteurs laissés dans l’ombre devraient se contenter de vendre quelques dizaines ou centaines d’exemplaires de leur livre, de décrocher un ou deux comptes rendus dans la presse spécialisée, et de jouir de ce que l’on appelle pudiquement un succès d’estime. Quant aux lauréats des prix littéraires, ils représenteraient bien souvent une littérature mineure, non pas au sens où l’entendaient Deleuze et Guattari, mais au sens d’une littérature frelatée, sans réelle ambition stylistique, sans projet littéraire, sans créativité. Non pas donc la littérature "mineure" de Kafka ou d’Artaud, mais plutôt la littérature "sans estomac", celle-là même que Pierre Jourde éreintait à juste titre il y a quelques années dans un pamphlet fort réjouissant   et qu’Eric Chevillard égratigne aujourd’hui avec talent de sa plume acérée dans le feuilleton du Monde des livres.

La protestation, pour légitime qu’elle soit, n’est pas nouvelle, en vérité, et il pourrait être intéressant de faire la généalogie de ce que Nietzsche dénonçait sous le nom de "philistinisme culturel", en entendant par là cette forme de barbarie d’autant plus insidieuse qu’elle ne vient pas de l’extérieur de la culture, sous la forme de ces hordes d’hommes sauvages vêtus de peau de bêtes, mais bien de l’intérieur, comme sa sécrétion ou son produit le plus intime. C’est elle qui hante l’écriture de l’histoire, sous la forme de l’histoire antiquaire ou de l’histoire monumentale ; c’est elle qui détermine les principales orientations de l’instruction publique ; c’est elle qui engendre cet homme moyen, tout juste médiocre, qui sera apte à remplir la fonction sociale pour laquelle on l’a formé, en l’enfermant dans un existence sans horizon dont il saura se satisfaire ; c’est encore elle qui inspire cette forme de scribouillage moderne qui fait horreur à Nietzsche et qu’il désigne sous le nom de journalisme. Ce dernier est directement responsable à ses yeux de la déchéance de la culture : il croit remplir le rôle éducatif d’un agent culturel, mais il se révèle en réalité un puissant facteur de faiblesse, d’anémie et de déséquilibre maladif. En raison de la diffusion illimitée du scribouillage journalistique, nous finissons par perdre les mesures nous permettant de distinguer une grande œuvre d’une réalisation médiocre. "Aujourd’hui, personne ne sait à quoi ressemble un bon livre, il faut le leur montrer : ils ne comprennent pas la composition. La presse tue de plus en plus le sens de ces choses là"   . Et dans un texte encore plus remarquable, montrant que le problème, s’il ne date pas d’hier, est aggravé à l’époque moderne : "Je ne vois nulle part trace d’une quelconque providence protectrice des bons livres : les mauvais ont presque plus de chances de durer. Cela semble un miracle qu’Eschyle, Sophocle et Pindare aient été constamment recopiés, et c’est manifestement par le plus grand des hasards que nous possédons une littérature antique"   . C’est l’époque où, pour Nietzsche, un David Strauss (cible privilégiée de la première Inactuelle), en dépit de sa médiocrité, réussit néanmoins à faire carrière ; c’est l’époque où, pour celles et ceux qui vivent en ce début de XXIe siècle, un Alexandre Jardin est encensé par la critique littéraire
 
Loin de nous, par conséquent, de nier qu’il puisse y avoir quelque chose de pourri dans le royaume du papier, mais il arrive aussi que des miracles se produisent. Il nous semble que quelque chose de cet ordre vient de se produire avec l’attribution du prix Médicis à Antoine Volodine, pour Terminus radieux, et celle du prix Goncourt à Lydie Salvayre, pour Pas pleurer, tous deux publiés aux éditions du Seuil. Deux de nos meilleurs écrivains ont ainsi été distingués simultanément par deux prix prestigieux, et qui plus est pour des ouvrages qui comptent à certains égards comme les meilleurs qu’ils aient écrits à ce jour, où il en va, non pas d’une littérature anémiée et exsangue qui n’a plus rien à dire du monde dans lequel nous vivons ni de la condition humaine, qui ne parle plus que d’elle-même et de sa condition verbale, des tours, détours et chausse-trappes de l’écriture, mais, respectivement, de la vie dans un univers post-apocalyptique, et de la guerre d’Espagne ainsi que de l’engagement de Bernanos aux côtés des Républicains. Il se pourrait bien qu’un tel événement soit unique dans les annales des prix littéraires attribués en France ces dernières décennies. La chose méritait bien d’être signalée et saluée comme il se doit