Pourquoi la philosophie raconte-t-elle des histoires ? Qui décide ? Pourquoi dort-on ? Voilà quelques-unes des questions qui seront abordées lors de la troisième édition de Mode d’emploi, un festival des idées   qui se déroule du 17 au 30 novembre 2014 à Lyon et dans toute la région Rhône-Alpes. Par la mise en place d’un espace d’échanges et de débats, Mode d’Emploi entend questionner le monde contemporain en replaçant les sciences humaines au cœur de la vie citoyenne. Une avant-première organisée au Centre National du Livre   le 13 novembre a donné au public parisien l’occasion de rencontrer l’historien Ivan Jablonka   . Lors de cette rencontre animée par Emmanuel Laurentin   , des images d’archives de l’Institut National de l’Audiovisuel – où de grands historiens du XXe siècle évoquent leur rapport à leur discipline – ont été projetées puis librement commentées par l’historien. Ivan Jablonka a ainsi proposé au public une vision à la fois panoramique et personnelle des débats historiographiques qui ont marqué le XXe siècle.

Comment concevoir l’Histoire ?

Dans le premier extrait vidéo, Emmanuel Le Roy Ladurie prône l’existence de deux grands types d’historiens : les parachutistes et les truffiers. Les uns ont une vision très complète de l’Histoire, les autres « cherchent la pépite ». Selon Ivan Jablonka, cette distinction illustre deux grandes époques de l’historiographie : l’histoire universelle d’une part, une pratique très ancienne qu’on peut faire remonter à Polybe, au IIe siècle ; la pratique microhistorienne d’autre part, qui consiste davantage à découvrir la belle archive, l’exemple saisissant. Avec cette distinction, Emmanuel Ladurie annonce la microhistoire, un courant historiographique récent   qui a opéré un changement d’échelle pour s’intéresser aux individus.

George Duby et George Dumézil, dans un autre extrait, évoquent à tour de rôle la question du moi et sa place dans la pratique historiographique. Tous deux considèrent que l’historien doit masquer autant que possible sa subjectivité : comme l’explique Dumézil, « le savoir doit être présent mais pas son échafaudage ». Ici, Ivan Jablonka rappelle justement que cette vision de l’histoire est caractéristique de l’époque structuraliste qui considère - pour reprendre l’expression de Pascal - que le « moi est haïssable ». En s’exprimant de la sorte, les deux historiens n’échapperaient pas à un certain académisme. Ivan Jablonka en profite pour distinguer deux modes narratifs d’écriture des sciences humaines et sociales : le mode objectif et le mode réflexif. Si George Duby et George Dumézil s’inscrivent pleinement dans une époque anti-individualiste, on observe aujourd’hui un retour du je et du moi dans la pratique historique. Pour l’historien, il n’y a pas de paradoxe entre scientificité et subjectivité : on peut faire œuvre d’historien tout en se réintroduisant dans le travail.

Temps et temporalités

Peut-on faire l’histoire du temps présent ? Madeleine Rebérioux   paraît sceptique. Au contraire, Ivan Jablonka considère que l’histoire et le journalisme ont des racines communes et que certains journalistes d’investigation peuvent et doivent être considérés comme des historiens du temps présent. Loin de considérer que le temps seul offre la distance nécessaire pour parler des événements, il estime qu’une prise de recul d’ordre intellectuel doit permettre de penser le présent.

Fernand Braudel a beaucoup réfléchi aux rapports entre l’Histoire et le temps. Il distingue ainsi le temps long (le temps géohistorique, celui des montagnes et des océans, quasi immobile à l’échelle de l’homme), le temps moyen (celui des monnaies, des cycles économiques) et le temps court (celui de la politique et de l’individu) qui à l’échelle de l’univers, ne produit rien de plus qu’une brève oscillation. Pour Ivan Jablonka, la vision de Fernand Braudel est déterministe car elle réduit considérablement la notion de liberté humaine en révélant le caractère dérisoire des prétendus choix de l’homme. L’historien oppose ainsi Fernand Braudel à Sartre qui croyait en la capacité de l’homme à s’arracher aux déterminismes qui s’imposaient à lui.

Quid de la mémoire ?

Restait bien sûr à évoquer la question de la mémoire historique. Dans le dernier extrait projeté, Pierre Nora explique qu’on se trouve aujourd’hui dans une ère mémorielle (en atteste la multiplication des commémorations en tout genre) et déplore l’existence de ce qu’il qualifie de tyrannie de la mémoire. Si Ivan Jablonka partage son point de vue, il en refuse la dimension tragique, considérant que cette configuration mémorielle est le vecteur de formidables innovations historiographiques. De manière plus générale, il nuance l’idée que l’âge d’or de l’Histoire (et plus généralement les sciences humaines) est révolu en expliquant que la crise culturelle que la discipline traverse pousse les chercheurs à redoubler d’effort pour expérimenter de nouvelles pratiques et sortir des sentiers battus.

Grâce au dispositif choisi – projection d’extraits, échanges entre les deux intervenants –, cette conférence a donné au public un aperçu aussi passionnant qu’instructif de quelques grandes conceptions historiographiques du XXe siècle et ce d’autant plus qu’il n’était pas nécessaire d’être un chercheur ou un spécialiste en Histoire pour s’y retrouver parmi tous ces témoignages. Ivan Jablonka a su retracer près d’un siècle de débats historiques complexes et loin d’être résolus, en assumant son regard subjectif et ses préférences, mais en se gardant d’imposer à l’auditoire une version définitive et prétendument universelle du sens à donner à l’Histoire