Le dernier ouvrage de Pierre Macherey soumet à une analyse approfondie les conditions sous lesquelles s'exerce le pouvoir de normalisation qui fait de chacun d'entre nous le sujet qu'il est.
Le titre du dernier livre de Pierre Macherey – qui est, à certains égards, nous semble-t-il, l’un des meilleurs qu’il ait écrits – a été soigneusement choisi. Que faut-il entendre par « Le sujet des normes » ? S’agit-il du sujet auquel les normes s’appliquent (au sens objectif du génitif), ou bien s’agit-il du sujet qui résulte de l’action qu’exercent sur lui les normes, en le déterminant de telle ou telle manière (au sens subjectif du génitif)? Il en va bien évidemment des deux à la fois et des problèmes que soulève précisément leur articulation.
Car pour que les normes puissent s’appliquer à un sujet, encore faut-il que celui-ci leur préexiste, et le problème est alors de savoir ce que peut bien être un sujet considéré indépendamment du pouvoir de détermination des normes qui font de lui le sujet qu’il est. Mais réciproquement, pour que le sujet puisse apparaître comme le produit de détermination des normes, encore faut-il que les normes aient trouvé un contexte de socialisation où elles peuvent entrer en jeu, et dans ce cas là le problème est de savoir ce que peuvent bien être des normes et de quelle façon leur pouvoir de détermination peut s’exercer indépendamment de l’action concertée des sujets.
Le livre profond, subtil et puissamment médité de Pierre Macherey défend une ontologie de la subjectivité qui ne prend pas la conscience pour base et pour principe, mais qui considère bien plutôt la situation, le contexte relationnel, la médiation à la faveur de laquelle se construit objectivement le rapport à soi et aux autres, au nom de l’idée selon laquelle nul n’est sujet dans l’absolu, de manière inconditionnée, sur la base du rapport naturel, inné, inébranlable, donné une bonne fois pour toutes, que l’on est censé entretenir à soi, mais plutôt sujet des normes – sujet pour les normes, sous des normes, par des normes. Comme l’écrit Judith Butler, qui est l’un des références clés du livre de Pierre Macherey, « Le ‘je’ n’a aucune histoire propre qui ne soit en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes » .
Le propos de Pierre Macherey est de soumettre à analyse le pouvoir des normes compris comme processus de subjectivation et d'assujettissement, et de mettre en perspective historique le contexte relationnel au sein duquel il s’exerce en le rapportant aux nouvelles structures de socialisation et d’exercice du pouvoir liées au développement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, du machinisme et de la révolution industrielle. La thèse qu’il défend, à ce niveau, consiste à dire que les structures qui se sont mises en place à ce moment définissent encore la manière spécifique dont, en pratique, on est, ou plutôt on devient sujet. Ce sont elles dont Karl Marx a analysé la base économique dans Le Capital, et que Michel Foucault a pour sa part caractérisées en se servant du concept de « société des normes ». Les enjeux d’une telle réflexion visent à comprendre comment, dans le contexte propre à une société, interviennent les normes et quel type spécifique de pouvoir elles disposent pour, comme le dit encore Judith Butler, « orchestrer les formes possibles que peut prendre un sujet » .
Est-il satisfaisant, par exemple, de penser l’emprise des normes sur le modèle de la contrainte et de la violence ? La logique des normes est-elle celle d’une intervention exercée par un agent extérieur à ce sur quoi il agit, qui préexiste à son intervention, et par rapport auquel son action paraît intrusive, voire abusive ? Ou alors ne conviendrait-il pas de décrire le pouvoir des normes non pas comme une « action sur » mais comme une « action dans », c’est-à-dire une action immanente à son domaine d’intervention, lequel ne lui préexisterait donc pas, mais serait au contraire le premier résultat de son action ? Il n’y aurait alors nulle action violente, s’effectuant sous la contrainte, mais une action s’exerçant en douceur, insensiblement, ouvrant l’espace même pouvant accueillir ce sur quoi elle s’exercera.
Il faut réussir à se représenter l’intervention des normes de subjectivation sans partir de normes préconstituées ni d’un sujet préexistant, mais bien plutôt d’un processus au cours duquel les normes sont constituées, profilées, définies, tout en produisant la cible de leur intervention. Etrange tour de force intellectuel, dira-t-on, dont on ne voit comment le rendre intelligible… La tâche paraîtra pourtant moins mystérieuse si l’on fait l’effort de comprendre que les normes ne délimitent pas un champ qui relèverait du réel, immédiatement donné, mais qu’elles ont fondamentalement affaire à du virtuel, dont la manifestation est par essence différée. Si les normes ont du pouvoir, c’est justement par leur capacité à configurer du virtuel, et ainsi à anticiper sur l’apparition des éléments qui viendront occuper l’espace qui leur est propre, et ceci en contribuant à leur formation.
C’est de cette manière que Michel Foucault a su analyser le fonctionnement des normes pénales au XIXe siècle, en montrant qu’elles ont eu pour effet (et, circulairement, pour condition) la constitution de l’être humain en sujet potentiel porteur de certaines virtualités : « Toute la pénalité du XIXe siècle, écrit-il, devient un contrôle, non pas tant sur ce que font les individus – est-ce ou non conforme à la loi ? – mais sur ce qu’ils peuvent faire, de ce qu’ils sont capables de faire, de ce qu’ils sont sujets à faire, de ce qu’ils sont dans l’imminence de faire » . C’est dans ces conditions très particulières que l’on est amené par exemple à évaluer la « dangerosité » d’un individu, ce qui « signifie que l’individu doit être considéré par la société au niveau de ses virtualités, et non pas au niveau de ses actes ; non pas au niveau des infractions effectives à une loi effective, mais au niveau des virtualités de comportement qu’elles représentent » .
Etre sujet pour des normes et sous des normes, en ce sens, c’est être installé dans la position de sujet d’imputation, d’être en puissance dont les actions sont considérées comme susceptibles d’être accomplies – qu’elles le soient ou non dans les faits. De là cette situation très paradoxale, analysée avec brio par Pierre Macherey, d’un sujet assigné aux capacités qui lui sont attribuées avant même d’être exposées aux conditions de leur mise en œuvre.
L’ouvrage de Pierre Macherey est l’un des grands livres de philosophie parus ces dernières années, l’un de ces livres exigeants dont il n’y a pas de première lecture parce que la première fois présuppose déjà toutes les autres fois où il faudra revenir sur ses pas, relire les mêmes pages, les relier à celles qui les précèdent ou qui les suivent, pour tout reprendre une fois de plus depuis le début. La profondeur de la réflexion, la richesse des références philosophiques qui bénéficient toutes de l’éclairage que leur offre l’auteur (Foucault, Butler, Marx, mais aussi Hegel, Pascal, Lukács, Deligny, Althusser, Canguilhem, Marcuse, Fanon, Sartre, Bourdieu), la clarté et la rigueur jamais en défaut de l’écriture, distinguent l’essai de Pierre Macherey comme l’un des plus réussis de sa production personnelle, et comme l’un des plus stimulants que nous ayons lus depuis longtemps