Un ouvrage illustré qui retrace les étapes du développement du champagne en se centrant sur le territoire où il est produit.
La candidature du vignoble de Champagne au titre de patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO méritait bien un livre programme, à la hauteur de l’enjeu. Sans doute faut-il définir au préalable l’ambition de ce livre : ce n’est pas le produit de luxe qui en est l’objet central, ni même la personnalité renommée de Dom Pérignon, mais plutôt le territoire où il est produit. En effet, bien que né d’une terre ingrate, le Champagne a su s’élever au-dessus de sa condition initiale pour s’affirmer à la fois comme le produit du pragmatisme humain et de la révolution industrielle. Cet ouvrage illustré, riche de nombreuses photographies, retrace ainsi l’espace de création du Champagne, qui sait autant modifier son environnement que séduire les cours royales et impériales, finissant même par symboliser tout autant le luxe français que le savoir-faire : « hier vin des tsars, aujourd’hui vin des stars » .
La modification de l’espace rural
Nul doute : le Champagne est avant tout le produit d’un territoire déterminé (319 communes viticoles), qui a pris ses quartiers et développé son architecture autour du bassin d’approvisionnement en raisin, pour ce vin essentiellement composé de trois cépages (chardonnay, pinot noir, pinot meunier). Les près de 100 000 vendangeurs ont évidemment contribué au développement régional, même si l’histoire régionale du vin est antérieur à la maturation des premières bulles de Champagne. En effet, sa trace peut être attestée localement dès le IIe siècle, comme en témoigne la Porte de Mars, héritage romain de la ville de Reims. En effet, on y trouve gravé dans la pierre un calendrier agricole, faisant déjà apparaître que le mois d’octobre est celui des vendanges. A l’époque toutefois, le vin était d’abord ordinaire et de consommation locale. Avec la chute de l’empire romain, comme dans d’autres régions vinicoles françaises, les évêques reprennent en main le vignoble, contribuant à son développement régulier. L’effervescence du vin, faible et irrégulière, est une caractéristique régionale ; comme le rappelle l’ouvrage, « elle est provoquée par des fermentations de moûts incomplètes car non contrôlées, dues aux températures fraîches de l’hiver qui viennent arrêter plus rapidement cette transformation alcoolique aléatoire » .
Au XVIIe siècle commence une longue phase de transition, consistant à séparer le vin rouge ordinaire de consommation locale de celles des « vins de Champagne ». Ces derniers cherchent à effectuer une montée en qualité, à Epernay, dans la Vallée de la Marne et sur la Montagne de Reims. Ils font l’objet d’une demande plus soutenue, mais elle reste encore à cette époque une production marginale et confidentielle, car considérée comme à risque (vers 1745, entre un tiers et la moitié des bouteilles sont cassées). Fruit de l’esprit humain, la méthode champenoise est d’ailleurs le résultat de près de quatre siècles d’innovation, après de longues recherches par tâtonnement sur les fermentations (méthode de vinification) puis des évolutions des techniques. Au-delà du bassin d’approvisionnement en raisin et du témoignage romain, le développement du Champagne n’a pas été sans incidence sur l’espace rural. Ce dernier est composé d’un ensemble de bourgs viticoles, de maisons vigneronnes et de vendangeoirs (lieux de pressurage, mais également de logement des vendangeurs), ou encore d’Eglises avec des caractéristiques spécifiques propres de l’identité viti-vinicole.
Urbanité et caves de Champagne
Sur la Montagne de Reims, à Aÿ, à Hautvilliers, sur la Colline Saint-Nicaise de Reims et dans l’avenue de Champagne d’Epernay, on retrouve les espaces urbains du Champagne, dont la croissance a été liée à celle du négoce, d’industries connexes (liège, imprimerie, verre…) et de moyens de transport (comme le ferroviaire). L’essor général des méthodes industrielles et de la rationalisation des processus ont été des facteurs importants de développement, à un moment de transition entre une société traditionnelle et une société capitaliste. La vie du Champagne se joue en sous-sol : les caves ont grandi dans les galeries souterraines, réinvestissant parfois les crayères (la craie blanche ayant été une des richesses de la région). Ces dernières existent pour certaines depuis l’Antiquité ou le Moyen-Âge ; ainsi, celle du jardin du cloître de l’ancienne abbaye Saint-Rémi remonte au IIIe siècle avant JC. Elles diffèrent des caves, qui elles sont des lieux spécifiquement creusés pour accueillir les produits. Les traditionnelles étaient pour certaines directement reliées aux habitations dans leur diversité, qu’elles soient paysannes, bourgeoises ou nobles. Indéniablement, elle constitue parfois une véritable « ville sous la ville » . A titre d’exemple, la Colline Saint-Nicaise compte 57 km de caves, et l’Avenue de Champagne 74 km ! Autre indicateur de gigantisme, les seules caves de Pommery comptent 32 millions de bouteilles.
Au-dessus des caves, à l’air libre, la qualité esthétique du bâtiment doit être la démonstration du prestige des différentes marques. La Colline Saint-Nicaise illustre parfaitement ce projet : le domaine Ruinart, qui s’y installe la première en 1768, est doté de monumentales crayères. Ainsi en est-il également du domaine Pommery, dont le style néo-Tudor rend hommage à la clientèle britannique (fin XIXe siècle). La Maison Veuve-Cliquot, la Pavillon Charles Heidsick, la Maison Taittinger, la Maison Martel, chacun à sa manière, ne sont pas en reste. Quant aux maisons de Champagne d’Epernay, présentes sur l’Avenue de Champagne, elles s’avèrent fortes d’hôtels particuliers, de châteaux et de villas qui jouxtent des bâtiments fonctionnels et complexes industriels. A côté de ces lieux de prestige, l’urbanisme du Champagne est aussi marqué par la création de logements ouvriers avec des jardins, qui ont permis de digérer l’arrivée massive des ruraux des alentours vers les emplois.
Les paysages, les hommes et les techniques
Le Champagne résulte de la rencontre de plusieurs groupes d’hommes et de femmes, hétéroclites : d’Eglise, avec des évêques et moines des abbayes ; du mouvement coopératif ; des zones rurales, mais aussi de l’étranger. Les ordres monastiques ont joué un rôle majeur dans l’extension de la production et de l’évolution des techniques : si Dom Pérignon n’a pas inventé l’effervescence, il a néanmoins contribué à l’évolution des techniques. La région, héritière des foires du Champagne, a réuni le nord et le sud de l’Europe au Moyen-Âge. Ce n’est donc pas un hasard si la région a attiré de nombreux étrangers, notamment allemands : Mumm, Krug, Heidsick, Bollinger sont autant d’exemples de familles d’entrepreneurs venues participer au développement local. Par ailleurs, le fait que Reims était le lieu du sacre du roi de France a incontestablement accru la renommée du vin local. Cette visibilité s’est renforcée avec le temps, du fait de la montée en puissance des maisons de Champagne, elles-mêmes entreprenantes en matière de communication. La première étiquette apparaît vers 1820, lorsque le nom devient une marque, avec des valeurs souvent associées à la féminité. Quant à Eugène Mercier, précurseur de la publicité moderne, il fait tirer son foudre de 160 000 litres par 12 paires de bœufs pendant 3 semaines pour l’exposition universelle de 1889 !
Il ne faudrait pas oublier le rôle des femmes dans la région : certaines de ces « femmes d’industrie » ont assuré la conduite de leur entreprise avec dextérité, comme la Veuve Clicquot, qui a eu un rôle dans la promotion du Champagne rosé et dans la préservation du patrimoine de la ville (porte de Mars). Louise Pommery a quant à elle construit le domaine du même nom et fait don du tableau de Millet « Les Glaneuses » au Louvre. Au-delà de ces deux personnes emblématiques, les femmes en question sont des filles, épouses ou mères de vignerons, ouvrières dans la production ou dans la commercialisation.
L’organisation sociale du Champagne est également très particulière, marquée par la force du Comité interprofessionnel du vin de Champagne, rassemblant les vignerons et les négociants, ainsi que par l’importance du mécénat social (médecine, logement, familles…). Celui-ci provient du catholicisme social et de l’éthique protestante en vogue à la fin du XIXe siècle : la Société de secours mutuel des ouvriers des caves de Reims est ainsi créée en 1886. A cette occasion, le mécénat a pu prendre de multiples formes : colonies de vacances Taittinger de l’île de Ré, soutien ambitieux au sport et aux loisirs, aux pionniers de l’aviation…
A la lecture de l’ouvrage, on comprendra l’importance de ce produit d’excellence dans le développement régional, au point de confondre son nom avec la région qui l’a enfanté, comme le Bourgogne et le Bordeaux. Une association dont on mesure mieux la portée…