La publication récente de Frankenstein et autres romans gothiques marque l’entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade de romans anglais diversement connus du grand public : Le Château d’Ortrante d’Horace Walpole ; Vathek de William Beckford ; Le Moine de Matthew Gregory Lewis ; L’Italien ou Le Confessionnal des pénitents noirs d’Ann Radcliffe ; et enfin, le plus connu d’entre tous, Frankenstein ou Le Prométhée moderne de Mary Shelley. Si les cinq auteurs en question ont, chacun à sa manière, contribué à remettre la terreur sur le devant de la scène, le roman gothique ne saurait être réduit à une simple littérature de divertissement qui offrirait la possibilité de jouer à se faire peur : le sentiment de terreur qui s’y manifeste est indissociable d’ambitions esthétiques, historiques et même ontologiques. De fait, les personnages, les lieux et les situations représentés ne se contentent pas de créer une atmosphère étrange, horrifique, mais permettent l’émergence d’une émotion fondamentale : le sublime.

Héritée d’un traité grec du Ier siècle, le Peri hupsous (attribué à tort à Longin), cette notion complexe et mouvante désignait à l’origine un élément « extraordinaire » et « merveilleux » au sein d’un discours, qui « enlève, ravit, transporte »   . Au XVIIIe siècle, Edmund Burke s’intéresse à cette notion   intégrée dans la Poétique française par Boileau et lui fait quitter le champ de la rhétorique pour l’appliquer – conjointement – à la nature et à l’art. Ce qui permet – entre autres – de différencier le beau et le sublime, c’est que l’un procure un plaisir positif, tandis que l’autre provoque un plaisir négatif que Burke qualifie de delightful horror : le premier suscite un sentiment d’apaisement, de quiétude ; le second marque par la soudaineté et la violence de son apparition et provoque le ravissement – au sens fort du terme   . C’est au contact d’espaces sauvages ou désolés – qui portent en eux-mêmes un « sublime naturel » – que l’émotion sublime a le plus de chances d’émerger. Sans surprise, le roman gothique a repris à son compte cette vision du sublime : il faut dire que les lieux (châteaux, ruines, espaces abandonnés, forêts, monastères, etc.) et les atmosphères (ténèbres, solitude, nuit, tempêtes) qui y sont privilégiés sont tout à fait aptes à susciter cette étrange émotion.

Que les personnages d’un roman gothique puissent éprouver un sentiment de terreur n’a rien d’étonnant. En revanche, le plaisir précédemment évoqué, aussi paradoxal soit-il, semble de prime abord être exclu de cet univers. C’est sans compter sur la notion d’« horreur délicieuse », dont le postulat est le suivant : confronté à la puissance de « production » et de « destruction » de la nature – au sein d’espaces imposants ou déchaînés – l’homme éprouve un sentiment de terreur ; mais, comprenant qu’il n’encourt pas de danger, il parvient à prendre ses distances avec le spectacle qui l’effraie. Cette mise à distance suscite chez lui une forme de délice – c’est-à-dire un « plaisir engendré par la disparition d’un déplaisir »   – qui est au fondement même du sublime.

Du sublime, le roman gothique tire une grande partie de sa force littéraire, mais également historique. De fait, à la fin du XVIIIe siècle, les Lumières ont achevé d’expliquer le monde de manière rationnelle, en lui déniant toute possibilité de mystère. En replaçant la peur au centre du jeu, le roman gothique refuse cette idée d’un monde explicable en tout point, considérant qu’un excès de rationalisme ne ferait au contraire que renforcer les psychoses. Comme l’explique admirablement Alain Morvan, directeur du volume de La Pléiade, dans un entretien au Monde, « les gothiques ont bien senti qu’un monde sans peur est un monde qui fait peur, qui nous cache quelque chose, un univers trop rassurant pour être parfaitement crédible. Ils ont donc voulu, pour pallier cette carence ontologique, revenir à la peur comme à une composante normale du monde ». Dès lors, le sublime apparaît comme une arme de choix pour le roman gothique puisqu’elle permet d’apprendre à supporter la peur en l’acceptant et en la mettant à distance, plutôt qu’en la refoulant et en se persuadant que le mystère n’a pas lieu d’exister. Voilà de quoi légitimer un genre encore trop méconnu et souvent réduit à la seule créature horrifique du docteur Frankenstein. L’entrée d’œuvres gothiques dans le catalogue de la « Pléiade » devrait permettre de faire découvrir au grand public une littérature dont l’importance historique, esthétique et ontologique ne devrait plus être à prouver