Dans son Coup d’Etat, un ouvrage vivant, passionné et très documenté , Pedro J. Ramirez décrit, en véritable historien de la Révolution, les quatre mois qui ont précédé l’instauration de la Terreur en France. Egalement fondateur d’El Mundo, Pedro Jota, comme on l’appelle en Espagne, explicite ici son point de vue hétérodoxe sur la Révolution française et tente d’en justifier le succès ibérique. En fin d’interview, l’historien laisse place au journaliste d’investigation qui relate les conditions ubuesques de son éviction d’El Mundo en janvier 2014.
Dans Le Coup d’Etat, vous retracez au jour le jour les quatre derniers mois – du 21 janvier au 2 juin 1793 – qui précédèrent la Terreur et interprétez cette période charnière de la Révolution française comme l’abandon définitif de l’idéal démocratique. Qu’est-ce qui a présidé à ce coup d’Etat ?
J’ai en effet essayé de décrire la prise du pouvoir d’abord progressive, à pas feutrés, puis franchement radicale des Jacobins. Ces derniers ont désigné un bouc émissaire collectif et fictif des maux de la République naissante, les Girondins, et ils s’en sont servis d’alibi pour la conquête du pouvoir. Ma thèse est que les Girondins n’existaient pas, qu’ils n’ont jamais existé. En revanche il y avait une majorité de députés modérés à la Convention ; ils étaient environ 400 députés dans ce qu’on appelait alors le Marais ou la Plaine (par opposition aux députés de la Montagne, souvent membres ou anciens membres du club des Jacobins, qui siégeaient à la gauche du président, en haut des gradins). A l’inverse les Jacobins étaient en minorité depuis les élections législatives du 2 septembre 1792. Mais, à la différence des modérés de la Plaine et des Girondins, ils étaient parfaitement organisés. Ils ont construit la première machine politique de l’histoire contemporaine.
Quels étaient les rouages de cette machine politique ?
Elle était structurée autour du noyau dur du club de la rue Saint-Honoré . Il y avait également un groupe parlementaire en lien permanent avec la société mère : c’était la Montagne. Tous les Montagnards n’étaient pas des Jacobins, mais tous les Jacobins élus à la Convention étaient des Montagnards. Certains députés faisaient le lien entre les parlementaires bien organisés à la Convention et le club.
Aujourd’hui ce club des Jacobins serait considéré comme un think tank ?
Plus qu’un think tank, c’était un état-major. Les principales décisions et résolutions des Montagnards à la Convention étaient dictées par le club des Jacobins, et notamment par Robespierre et son groupe de collaborateurs.
Quelle est la spécificité de votre thèse ? Contre quelles autres conceptions de la Révolution avez-vous écrit ce livre ?
L’historiographie classique de la Révolution française postule une équivalence, en termes de force, de cohésion et de structuration politiques, entre le parti des Jacobins et celui des Girondins. Ce faisant, l’histoire retient que les Jacobins ont gagné la bataille politique tandis que les Girondins l’ont perdue. Cette conception erronée est présente aussi bien chez les premiers historiens de la Révolution comme Lamartine ou Michelet dont les travaux sont encore empreints d’un certain romantisme, que chez leurs successeurs socialistes ou marxistes, comme Albert Mathiez, Georges Lefebvre ou Albert Soboul. Sur ce point capital d’une prétendue structuration politique des Girondins, ils ont tous soutenu une vision simplifiée, sinon grossièrement falsifiée des événements.
En quel sens précisément s’agit-il d’une falsification ?
Au sens où il n’y avait qu’une seule organisation digne de porter le nom de parti politique, une seule vraie machine politique, c’était le groupe des Jacobins. Seuls les Jacobins étaient en mesure de mobiliser des leviers politiques sophistiqués : ils détenaient des postes dominants dans toutes les institutions, à la Commune, au sein de la Garde nationale, dans les sections révolutionnaires… En face d’eux, il y avait bien des personnalités mais aucune coordination entre elles. Les idées des modérés étaient diffusées dans des journaux comme Le Patriote français de Brissot ou La Chronique de Paris dirigée par Condorcet, ils se réunissaient dans des salons, chez Madame Roland par exemple, mais ce n’était pas à proprement parler un parti politique. Leur influence était diffuse.
D’ailleurs avant avril 1793, presque personne ne parle des Girondins. En relisant tous les journaux de l’époque, les archives parlementaires et les procès verbaux dressés par les Jacobins lors du coup d’Etat, on ne trouve que de très rares mentions des Girondins, une ou deux maximum. De surcroît, ces mentions sont davantage liées à l’origine girondine de tel ou tel député à la Convention qu’à une dénomination politique effective. On a donc amalgamé des personnes entre elles pour donner l’illusion que les Girondins formaient un groupe politique cohérent – ce qu’ils n’étaient pas. Il a suffi qu’ils apparaissent sur une liste pour être expulsés de la Convention, arrêtés, emprisonnés, condamnés et guillotinés.
Peut-on dire que l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, a précipité la chute des Girondins ?
La décapitation du roi marque le vrai commencement de la République. Elle a certes été proclamée en septembre 1792, mais là, c’est l’acte ultime de désacralisation du pouvoir monarchique. Avec l’exécution du représentant de Dieu sur Terre, un nouvel âge commence ; toutes les aspirations des Lumières et des encyclopédistes ont alors l’opportunité d’être testées, actualisées. C’est le moment de vivre libre ou mourir. On est vraiment à la croisée des chemins à ce moment-là : soit la république prend la voie démocratique, soit elle emprunte le sentier du terrorisme.
Sachant qu’elle a préalablement posé et défini les principes de la démocratie…
C’est vrai. D’où mon problème : comment Danton, Marat et Robespierre ont-ils trahi ces principes ? Comme le dit très bien Goya, « le sommeil de la raison engendre des monstres » . On ne peut pas inventer la démocratie en un jour. A cet égard, Tocqueville avait raison de défendre l’idée d’une réforme progressive des institutions plutôt que la révolution. En effet, il n’y avait pas de réelle culture démocratique à la Convention au début, tout le monde s’invectivait sans cesse, les insultes pleuvaient à longueur de séances. Rien à voir avec aujourd’hui où un député peut être exclu s’il dépasse les bornes. Ajoutez à cela des conditions économiques très défavorables depuis le début des années 1780, le climat de paranoïa politique qui régnait en France depuis la décapitation de Louis XVI et l’encerclement du pays qui s’en est suivi par toutes les armées européennes.
Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur cette période de l’histoire révolutionnaire en particulier ?
Je suis la dernière victime de cette plante carnivore qu’est la Révolution française. Je suis obsédé par la Révolution depuis au moins vingt-cinq ans. Tout a commencé autour de l’année du bicentenaire. J’étais en vacances en France quand j’ai acheté le livre de l’historien et historien de l’art anglais Simon Schama, Citizens, A Chronicle of the French Revolution . Remontant franchement le fleuve de l’historiographie, j’ai ensuite lu L’Histoire de la Révolution française de Michelet. Et puis je n’ai plus cessé de lire sur le sujet. Cela dit, ce sont surtout les figures espagnoles de la Révolution française qui ont aiguisé mon appétit pour elle. Madame Tallien d’abord, une Espagnole au caractère bien trempé. Elle est aussi connue sous le nom de Notre-Dame de Bon Secours, car elle a permis à des centaines de prisonniers d’échapper à la guillotine. Je me suis également intéressé à son mari, Monsieur Tallien et ses compagnons à la Convention. J’ai voyagé aux quatre coins de l’Europe pour trouver des ouvrages sur la Révolution, de Paris à Londres en passant par Amsterdam où il existe une très bonne librairie spécialisée, Geritz. Un jour, je me suis rendu compte que j’avais accumulé trois mille livres sur la Révolution. Pourquoi ne pas écrire le trois mille unième ?
Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans la Révolution ?
Ce qui m’intrigue et ce qui me fascine à la fois dans la Révolution, c’est ce moment de bascule, quand sonne l’heure de vérité pour les révolutionnaires, quand ils coupent définitivement les ponts avec le passé – et les têtes de leurs ennemis par la même occasion. Pour en revenir à mon appétit insatiable pour la Révolution française, c’est un peu anecdotique mais le livre commence avec une fripouille et un illuminé. La fripouille en question est un aristocrate espagnol. Si c’est un Espagnol qui a fait sonner le tocsin de l’insurrection, n’est-ce pas de bonne guerre que ce soit à nouveau un Espagnol qui écrive la première monographie étrangère sur cette séquence de la Révolution ?
Vous sonnez donc le tocsin vous aussi ! De quoi est-il le nom ? De quel danger entendez-vous nous prémunir ?
Si la modération ne s’organise pas, la révolution va trouver des gens ouverts à l’idée de tout remettre à plat. Quand un régime politique n’est pas capable d’apporter la stabilité politique et la prospérité économique à ses citoyens, il court à sa perte. S’il n’y pas de réformes efficaces, le pays court à sa perte.
Un tocsin réformiste en somme…
Oui. Regardez le problème de la dette publique par exemple. On ne peut pas repousser son remboursement éternellement. Un jour ou l’autre, une crise politique intérieure ou extérieure viendra nous punir, l’Espagne ou la France, pour notre laxisme budgétaire et les intérêts seront exorbitants. On risque même de perdre l’accès au crédit international.
Pourtant le coût du crédit est historiquement bas en ce moment en France…
Et malgré ça, votre économie reste atone… Le jour où la France et l’Espagne n’auront plus accès au crédit, elles entreront réellement dans une période pré-révolutionnaire. L’Etat n’aura plus les moyens de payer les fonctionnaires, donc de faire fonctionner l’administration, les hôpitaux, les écoles...
Vivons-nous aujourd’hui une telle époque pré-révolutionnaire ?
Cette histoire entre évidemment en écho avec ce que vivent nos contemporains. D’une manière générale, je serais enclin à considérer que « toute histoire est contemporaine », comme le dit très bien Benedetto Croce . Au XXe siècle, l’histoire a d’abord eu pour tâche d’interpeller le présent, elle était vue comme un miroir de notre époque. Pour répondre plus franchement à votre question, j’ai en effet le sentiment qu’on vit aujourd’hui une époque pré-révolutionnaire.
Ce serait la raison du succès de votre livre en Espagne – vendu à 25 000 exemplaires et réédité quatre fois depuis sa parution en 2011, sous le titre El primer naufragio ?
Pour ce livre, j’ai adopté une technique narrative qui me permettait de restituer fidèlement la chronologie des événements. Cet aspect évènementiel et vivant de l’ouvrage explique peut-être son succès. Je suis journaliste, donc j’adopte une narration journalistique. J’ai évidemment travaillé à partir de sources primaires, mais l’idée était de montrer le Paris de l’époque, son atmosphère ; comme si je m’y étais promené avec une petite caméra à la main.
D’autre part, si le lecteur contemporain se reconnaît dans ce livre, c’est aussi parce que j’y décris l’émergence conflictuelle de grandes idées directrices pour le présent. Pensez donc, en cinq ans, sur ce territoire minuscule du centre de Paris, et de la façon la plus dramatique qui soit, tous les grands débats de l’histoire contemporaine ont pris racine : liberté et égalité, démocratie représentative ou démocratie directe, soi-disant populaire, république ou monarchie, Etat confessionnel ou Etat laïque… Tous les grands débats sont là.
En Espagne, aujourd’hui, de plus en plus de personnes semblent plébisciter le régime républicain. Quelle est votre position sur cette question ?
Ce débat n’a pas vraiment lieu d’être à mes yeux. Le vrai débat est entre le système parlementaire et le système présidentialiste. Si le chef d’Etat n’a pas de pouvoir et que son rôle est purement figuratif, la question de savoir s’il est un roi comme en Espagne, ou un président élu comme en Allemagne ou en Italie, n’a pas vraiment d’importance. Je suis favorable à un système présidentiel fort, avec un président doté de réels pouvoirs comme dans la République française. Le système républicain a beaucoup d’avantages à cet égard, il est plus démocratique.
Vous avez été écarté en janvier 2014 de la direction d’El Mundo, quotidien dont vous êtes le fondateur…
Oui j’ai été guillotiné !
Que s’est-il passé ? Vous seriez donc un Girondin moderne ? Si oui, qui sont les Montagnards de nos jours ?
En quelque sorte, oui. Mais pour coller aux catégories politiques actuelles, que le gouvernement soit de droite ou de gauche ne change rien au problème de la liberté de la presse. J’ai fondé El Mundo il y a vingt-cinq ans, après m’être fait guillotiner une première fois à Diario 16. J’étais rédacteur en chef quand nous avions découvert les relations secrètes du gouvernement espagnol avec les GAL .
Comment avez-vous prouvé l’existence de leurs liens ?
C’était épique ! Notre contact nous avait donné rendez-vous dans les Pyrénées près d’une cache secrète des GAL où étaient entreposées des armes, des perruques et de fausses cartes d’identité. Nous avons trouvé les liens entre ces documents et le gouvernement espagnol. Le ministre de l’Intérieur a d’ailleurs fini en prison au terme de l’enquête. Et moi j’ai fondé El Mundo.
Il s’est passé à peu près la même chose l’année dernière. Deux enquêtes ont particulièrement précipité mon départ. La première, c’est l’affaire de la comptabilité parallèle de Rajoy . J’ai rencontré Luis Bárcenas ; il m’a montré les documents de la comptabilité parallèle. Ces documents faisaient clairement état de rétributions mensuelles occultes, « au noir », pour les dirigeants du parti populaire, dont Monsieur Rajoy lui-même. Devant le Parlement, ce dernier a accusé El Mundo de manipulation. Les revenus publicitaires du journal ont commencé à chuter à ce moment-là, du fait sans doute de la très grande proximité des pouvoirs politique et économique espagnols. Et la deuxième affaire, c’est la corruption d’Iñaki Urdangarin, le gendre du roi. Notre interview de la maîtresse du roi d’Espagne, elle-même liée aux activités d’Urdangarin, nous a attiré les foudres du pouvoir.
A votre avis, le gouvernement espagnol a-t-il fait directement pression sur Rizzoli-Corriere della Sera, le groupe italien détenteur d’El Mundo, pour vous évincer ?
Ils n’en ont pas eu besoin. Les revenus engendrés par la publicité se sont effondrés juste après la publication des deux affaires. Au premier semestre 2013, nous étions au niveau de nos concurrents, mais au second, après l’audition de Mariano Rajoy à l’Assemblée, nous sommes descendus plus bas que Terre, moins 57% en un semestre ! Il a fallu attendre mon éviction pour que les affaires reprennent.
C’est une ploutocratie que vous décrivez.
Une copulocratie oui ! C’est la connexion endogame entre des partis politiques et des grandes entreprises.
El Mundo a émis l’hypothèse que des forces de sécurité de l’Etat espagnol avaient participé aux attentats du 11-M (11 mars 2004) à Madrid. Pensez-vous toujours qu’elles étaient impliquées ?
Je n’ai trouvé aucune connexion concrète entre l’Etat et les attentats. Je dis simplement qu’il reste encore beaucoup de zones d’ombre dans cette affaire. Nous avons d’ailleurs relevé plusieurs inconséquences dans l’enquête. Il faut bien comprendre qu’en Espagne, le 11 mars restera la date la plus importante du siècle. C’est une honte pour le gouvernement, pour l’Etat et pour le peuple espagnol. Cet attentat, ce massacre politique a détourné le cours de l’histoire de l’Espagne