À l’instar de Quentin Tarantino au cours de la précédente édition, Pedro Almodovar a souhaité laisser son empreinte dans la programmation de ce 6e festival : à travers « El cine dentro de mi », le réalisateur espagnol a mis à l’honneur quelques uns des films qui ont nourri son imaginaire. De Johnny Guitare (Nicholas Ray, 1954) à La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (Luis Buñuel, 1955), ses choix pluriels soulignent une cinéphilie fondée sur la porosité de la frontière entre fiction et imaginaire, entre les films et la vie. « Nuestras vidas serian nada sin el cine », affirmait d’ailleurs Almodovar en ouverture du festival : sans le cinéma, nos vies ne seraient rien…

Objet de fascination, le cinéma devient parfois matière première de l’intrigue, notamment dans deux films choisis par le réalisateur : Le Voyeur (Peeping Tom) de Mickael Powell (1962) et Arrebato d’Ivan Zulueta (1979). À travers le personnage principal du premier film, filmeur compulsif qui capte avec sa caméra l’agonie des femmes qu’il met à mort, Almodovar entendait dévoiler la part de ténèbres du regard, celle qui nous fait traquer la mort et la violence dans les images. Également projetés au cours du festival, Les contes d’Hoffmann (1951, du même Mickael Powell en association avec Emeric Pressburger) nous plongeaient dans un univers fantastique où la tragédie du héros se déclinait sur un fond solaire ; avec Le Voyeur, en revanche, Powell quitte les couleurs chatoyantes pour l’ombre de l’investigation psychique. Après une enfance constamment observée par l’objectif d’un père « scientifique », le protagoniste (Mark) réécrit le scénario originel, faisant revivre à d’autres son propre traumatisme inaugural. L’œil de la caméra s’est substitué à l’être humain, aliéné par sa quête. Il s’agit pour Mark de disséquer les émotions humaines par le biais de la pellicule, en favorisant une émotion en particulier : la peur. Dans les rues glauques de la ville, Peeping Tom  interroge la possibilité d’une pulsion mortifère au cinéma : le spectateur serait face à l’écran comme un chasseur derrière la lunette de son fusil, recherchant l’agonie et la violence comme une preuve de sa propre existence. Aux antipodes des stratégies d’évitement figuratif du cinéma classique, Powell prend le parti du visible et tend à mettre dans la lumière – aussi crue soit-elle – le crime final comme une réponse paroxystique aux traumatismes cachés de l’enfance. Très loin de l’univers onirique des Contes d’Hoffmann, le parti-pris choque, bien sûr, et la critique de l’époque, s’enflamme, unanime. Le film sera réhabilité seulement à la fin des années 70, notamment par Martin Scorsese.

L’autre film sélectionné par Almodovar, Arrebato nous parle lui aussi de cinéma et gravite autour de deux personnages, tour à tour réalisateur puis spectateur : José et Pedro. Le premier achève le montage de son dernier film, et fait le constat de sa médiocrité. Dans la rue, les héros s’appellent Superman et Bambi, ils s’affichent sur des écrans géants, narguant le réalisateur fatigué. Entre deux shoots d’héroïne, José tente d’oublier son amertume. De retour chez lui, il découvre un étrange paquet. À l’intérieur, une cassette et la voix d’un ami : Pedro. Recroquevillé dans un monde étrange peuplé de souvenirs et de ses films en super 8, le jeune homme tente de percer l’essence du cinéma. Pour lui, l’enchaînement des plans est une question de musique mais le rythme lui échappe encore. À travers des explications nébuleuses, Pedro explique à José qu’il se heurte systématiquement à ses limites physiques et que l’image s’aliène à travers les pulsations de son propre corps. D’expérimentations en tentatives désespérées pour réaliser son œuvre ultime, le personnage se perd. Un jour pourtant, le miracle se produit. Pedro s’endort avant d’éteindre la caméra. À son réveil, il découvre qu’il manque quelques secondes dans le flux des images. Aux yeux du jeune homme, cette absence ne peut s’expliquer par la présence d’une extase dans l’interstice des images. Entre deux temps, la fascination aurait donc fait disjoncter la caméra, comme un sursaut de révolte de la mémoire à l’encontre d’une expérience qui la dépasse. Le réalisateur devient alors spectateur d’un film qui suit désormais sa propre partition. Chaque nuit, il se couche en laissant sa caméra allumée et chaque matin, le film incomplet lui suggère une extase vécue puis refoulée. Matérialisée par des photogrammes rouges, cette pause s’éternise de rêve en rêve, prête à dévorer Pedro. Sur la cassette, ce dernier supplie José de venir et d’achever l’expérience par lui-même. Sur la dernière pellicule, les identités se diluent, les certitudes aussi.

Par-delà les interprétations multiples qu’il peut générer, Arrebato met en scène la fascination induite par le cinéma et l’importance fondamentale de la musique, qui n’est pas accompagnement extérieur, fioriture superflue, mais vie des images. D’ailleurs, Zulueta suit rigoureusement ce principe en privilégiant une partition de bruits, un jeu sur les textures sonores. Quelquefois cependant, une musique se fait entendre, mêlant l’accent enfantin des notes au vibraphone et des sortes de ricanements simiesques, des meuglements qui contribuent à exacerber l’étrangeté d’un univers où la cinéphilie devient vampirisme. À travers des partis-pris différents (en jouant parfois sur un humour décapant pour Arrebato, en assumant un pessimisme glauque pour Le voyeur), les deux films contribuent à mettre en scène la puissance et la sidération engendrée par l’image lorsque cette dernière devient mise à nue de la psyché. Ainsi, la caméra de « Peeping Tom » perce littéralement le cœur de ses victimes pour tenter de déchiffrer l’énigme des émotions humaines