La publication presque simultanée d'une étude consacrée au jeune Heidegger et de la traduction d'un cours délivré en 1920 permettent de saisir les tenants et les aboutissants de sa phénoménologie herméneutique de la vie. 

De 1919 à 1923, le jeune Heidegger, alors Privatdozent à l’Université de Fribourg, a travaillé à l’élaboration de ce que ses commentateurs ont appelé rétrospectivement sa « phénoménologie herméneutique de la vie facticielle » ou « herméneutique de la facticité », balise déterminante s’il en est dans son accession à la « question de l’être » – fil rouge de l’œuvre à venir. Cette étape initiale, loin de n’être qu’une simple propédeutique à l’œuvre maîtresse que sera Être et Temps (1927), a donné lieu à un projet philosophique original, autonome, d’une grande vigueur, recelant toutes sortes de possibilités théoriques qui, pour certaines, prendront forme dans ses travaux ultérieurs, et, pour d'autres, disparaîtront purement et simplement de l’horizon de sa réflexion.

L’ouvrage qui vient de paraître aux éditions Gallimard, dans la collection « Œuvres de Martin Heidegger », confié aux bons soins de traduction de Guillaume Fagniez, fait partie de ce corpus de textes relevant de la phénoménologie herméneutique de la vie, et a paru pour la première fois en 1993 comme tome 59 de l’édition intégrale publiée aux éditions Klostermann. Le cours intitulé Phénoménologie de l’intuition et de l’expression. Théorie de la formation des concepts philosophiques a été professé à raison de deux heures par semaine durant le semestre 1920, et constitue une pièce maîtresse de la première période de la philosophie de Heidegger dont, jusqu’alors, le lecteur français ne pouvait guère se faire une idée précise, compte tenu du relatif retard de la traduction accusé dans ce domaine. Car la production de Heidegger, à cette époque de sa carrière comme par la suite, si l’on prend en compte non seulement l’enseignement fribourgeois mais aussi les divers textes qu’il a pu publier ou rédiger, est assez considérable, et a été recueillie dans plusieurs volumes de la Gesamtausgabe (dans les tomes 56/57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, mais aussi dans les tomes 9, dans lequel on trouvera le compte rendu sur la Psychologie des visions du monde de Karl Jaspers, et enfin dans le tome 16), dont seuls quelques-uns (les tomes 60 et 63) ont été traduits en français alors qu’ils sont presque tous disponibles en anglais depuis longtemps. L’ouvrage de Sophie-Jan Arrien, issu d’une thèse de doctorat soutenu en 2003, est le premier en langue française à être intégralement consacré à l’examen de ce corpus, dont il s’efforce avec une très grande clarté à décrypter le sens et la portée.

Au sortir de la Grande Guerre, le jeune Martin Heidegger, qui a tout juste 30 ans en 1919, partage avec les philosophes de sa génération la conscience aiguë des insuffisances du néo-kantisme alors dominant – et notamment de la philosophie des valeurs élaborée par son ancien directeur de thèse Heinrich Rickert – ainsi que de l’urgence d’une profonde réforme de la pensée philosophique. Les deux cours de l’hiver 1918 et de l’été 1919, intitulés respectivement L’idée de la philosophie et le problème de la vision du monde et Phénoménologie et philosophie transcendantale de la valeur (GA 56/57) témoignent de cette critique du néo-kantisme de Bade. Au centre de cette critique figure le statut que la philosophie y reçoit, celui d’une théorie de la connaissance. C’est contre une telle détermination que Heidegger en appelle à ce qu’il appelle alors une « destruction de la philosophie » visant à reconquérir le monde dans l’effectivité de son expérience vécue. « Toutes les questions fondamentales de la philosophie de l’époque moderne, déclare-t-il dans son cours du semestre d’été 1920, se laissent reconduire d’une façon ou d’une autre au Je, au sujet, à la conscience, à l’esprit – qu’on ait en vue le mode de la fondation ultime ou celui de la détermination préliminaire de la systématique. Or, on voit aujourd’hui de façon plus ou moins claire que l’exploration des figures de l’expérience vécue, telle qu’elle a été menée jusqu’ici, était soit très grossière, soit faussée par la prévalence de la posture théorique et de présuppositions non vérifiées ; on ne tient plus nulle part pour philosophiquement satisfaisantes de telles tentatives »   . Et plus nettement encore, quelques pages plus loin : « Non que l’on soit ‘las’ de la philosophie telle qu’elle a été développée jusqu’ici, et que l’on se propose dès lors d’imaginer un nouveau système, en essayant de voir si les choses n’iraient pas mieux de cette façon. Que ce que nous avons à gagner soit neuf au sens de l’inédit ou au contraire ancien, qu’il y ait là matière à édifier un système ou non, ce n’est pas décisif. L’enjeu est tout autre, à savoir : tirer la philosophie de son aliénation et la ramener à elle-même (destruction phénoménologique) »   .

Ambitionnant de mettre en œuvre une pensée si radicalement nouvelle qu’elle fasse « exploser l’ensemble du système traditionnel des catégories »   , Heidegger fait alors graviter les questions fondamentales de la philosophie dont il exige qu’elles soient ressaisies avec une acuité nouvelle autour de la notion de « vie ». La « vie » constitue le leitmotiv des cours et des écrits jusqu’en 1923, comprise comme indication de la sphère originaire de la vie facticielle, conformément à une intuition fondamentale du jeune Heidegger dont Sophie-Jan Arrien montre qu’elle remonte en fait au moins à 1915, puisqu’elle est attestée dans son texte d’Habilitation sur Duns Scot   . Par-là, il apparaît que Heidegger prend place, nolens volens, dans le courant des philosophies de la vie issu du XIXe siècle, pour lequel la question de la vie a constitué un paradigme culturel dominant et un enjeu philosophique incontournable. L’idée de vie et ses implications métaphysiques ont en effet non seulement occupé une place privilégiée chez les idéalistes allemands (Fichte, Schelling, Hegel) et les Romantiques (Schlegel, Novalis), puis chez Darwin ainsi que Schopenhauer et Nietzsche, mais on les retrouve également au XXe siècle chez Dilthey, Bergson, Scheler et Simmel – pour ne rien dire de Husserl lui-même, dont Heidegger fut l’assistant à Fribourg, qui semble voisiner avec ces philosophies en faisant du concept de « vécu » la pierre angulaire de la phénoménologie.

Or le paradoxe, pour qui a patiemment parcouru les écrits de Heidegger dans lesquels on le voit déployer une herméneutique de la vie des plus originales et accorder au concept de vie une place absolument centrale, tient à ce que l’œuvre ultérieure paraît rompre avec de telles prémisses beaucoup plus qu’en recueillir l’héritage. Dès l’arrivée de Heidegger à Marbourg, en 1924, un tournant s’indique nettement dans sa réflexion, effectué avec et contre Aristote, vers la « question de l’être » pensée comme temporalité au détriment de celle de la vie. Puis tout semble se retourner définitivement dans Être et Temps. Le concept de vie, en 1927, perd aux yeux de Heidegger le caractère phénoménologique fondamental qu’il lui reconnaissait durant sa période fribourgeoise. Par rapport à la question de l’être qui se renseigne auprès du Dasein, la notion de vie n’obtient explicitement qu’un caractère négatif : « La vie ne peut être fixée ontologiquement que dans une orientation privative sur le Dasein », écrit ainsi Heidegger au §49   . Être et Temps, à l’inverse de ce qui se passe au début des années 1920, relègue la vie au rang de concept régional, ontologiquement indéterminé et d’intérêt plus que secondaire pour l’entreprise philosophique fondamentale.

La question qu’il convient évidemment de se poser est de savoir ce qui peut bien expliquer un tel retournement, et pour quelles raisons, en un premier temps, Heidegger a cru devoir poser la vie au centre de ses préoccupations philosophiques. En quel sens peut-on dire que la recherche ontologique menée dans Être et Temps constitue l’aboutissement nécessaire de la philosophie de la vie du jeune Heidegger ? Ou bien ne conviendrait-il pas, bien plutôt, de considérer cette dernière comme étant en recul par rapport à l’analytique existentiale ? Quel rapport y a-t-il entre l’enracinement dans la vie facticielle de l’herméneutique de la vie et l’ancrage existentiel de l’analytique du Dasein ?     

Tel est l’horizon général de l’étude minutieuse de Sophie-Jan Arrien, qui propose une traversée des écrits du jeune Heidegger, en soumettant à analyse les diverses étapes de l’accession au problème que représente la vie pour la philosophie, depuis l’Habilitation de 1915-1916 jusqu’au cours du semestre d’été 1923. L’étude se recommande particulièrement, non seulement par le fait que les textes qui sont ici soumis à l’examen sont, pour la plupart, encore inédits en français, mais aussi et surtout par ses grandes qualités de forme (la présentation est toujours parfaitement claire et didactique, des références bibliographiques nourries l’accompagnent) et de contenu (il est remarquable, ainsi, que l’auteure ne cède jamais à la tentation de lire les écrits de 1919-1923 à lumière de l’œuvre ultérieure, même là où les concepts mobilisés sont, d’une époque à l’autre, les mêmes, comme c’est le cas par exemple du concept de « destruction », dont elle montre qu’il s’agit, en 1920 et en 1927, de moments distincts d’un même mouvement de pensée que laissent déjà pressentir les premiers cours de Fribourg). A ce titre, il n’est pas douteux que le travail de Sophie-Jan Arrien soit appelé à faire date dans les études heideggériennes