Un ouvrage fondamental de phénoménologie expérientielle consacré au phénoméne de l'attention, compris comme force d'éveil et de vigilance. 

Dans l’une des nombreuses remarques pénétrantes qui abondent dans les deux volumes de L’obsolescence de l’homme moderne, Günther Anders observe que les techniques de distraction n’utilisent l’instant que pour favoriser davantage la dispersion de l’homme, sa délocalisation, sa désindividualisation. L’homme exténué par son travail s’abandonne aux distractions télévisées qui lui offrent, dit-il, un repos occupé. Il s’agit d’éviter l’effort, mais aussi l’angoisse du vide, par l’évasion passive qu’apportent les programmes. Mieux encore : l’homme se déstructure, souligne-t-il, et doit accorder à chaque organe l’occupation factice qui le sauvera du désœuvrement. "L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. (…) Si l’on demandait à cet homme qui prend un bain de soleil en quoi consiste ‘proprement’ son occupation, il serait bien en peine de répondre. Car cette question sur quelque chose qui lui serait ‘propre’ repose déjà sur un présupposé erroné, à savoir qu’il serait encore le sujet de cette occupation et de cette détente"   .

C’est un spectacle en tous points analogues, plus spectaculaire encore que celui que décrivait Anders dans les années 1950, que nous offrent quotidiennement les hommes et les femmes, jeunes et moins jeunes, de ce début du XXIe siècle. Comme le fait remarquer justement Natalie Depraz au seuil de l’ouvrage dont il va être question ici, notre société connaît depuis plusieurs décennies une mutation vertigineuse des modes de communication : au-delà de la consommation télévisuelle, sur laquelle tout ou presque a déjà été dit, la multiplication des supports informatiques via le développement d’Internet et le téléchargement en ligne des programmes, des émissions, des films, mais aussi les échanges en direct sur Facebook, Twitter et Skype, sans parler des courriels et de l’invasion des téléphones portables, créent une situation sans précédent de communications multiples et simultanées faisant de chacun de nous, à tout instant, des hommes et des femmes-orchestres : non seulement tout le monde peut contacter tout le monde à tout instant, mais chacun ne se prive pas de le faire en mobilisant plusieurs media simultanément – tel l’élève qui passe sans transition d’une recherche d’information sur Wikipédia à la réponse à un courriel via un échange en ligne sur Facebook et à jeu en réseau tout en adressant des textos à sa tribu.

L’on pourrait croire qu’une différence majeure apparaît entre les jeunes et les moins jeunes qui pratiquent cette attention multifocale, en ce sens où ce n’est que pour ces derniers que l’hyperactivité mentale constitue une source de stress et de brouillage attentionnel, mais la réalité est plus partagée qu’on aurait pu le penser. Il y a une pathologie de l’attention qui se manifeste par une incapacité à se centrer, par une attitude de dispersion et d’éclatement, d’où résulte un déficit attentionnel croissant. Certains ont voulu voir dans ce phénomène de crise, une "destruction de l’écologie de l’attention", qui interrompt l’attention profonde requise pour la lecture d’un livre et l’éducation à l’esprit critique (Bernard Stiegler). D’autres, voyant d’un œil favorable la course en avant effrénée vers toujours plus de nouvelles technologies, salueront l’émergence d’une humanité en mutation technique d’elle-même, acquise au temps de la vitesse et de l’urgence (Pierre Lévy).

Il y a donc une actualité philosophique de l’attention, qui rend indispensable une réflexion renouvelée sur ce sujet. Telle est la tâche à laquelle s’est attelée Natalie Depraz dans ce remarquable ouvrage, dont le sous-titre livre l’une des clés de lecture puisqu’il se situe en effet "à la croisée", non seulement de la phénoménologie (au sens large du courant phénoménologique, incluant, outre Husserl lui-même bien sûr, Schütz, Gurwitsch, Merleau-Ponty, Sartre, Lévinas et Henry), et des sciences cognitives (principalement Varela et Vermersch), mais aussi de la psychologie (Stumpf, Külpe et James) et de la philosophie (Saint Augustin, Descartes, Malebranche, Condillac, Bergson et Heidegger). Ouvrage foisonnant dont il est impossible de résumer les très riches analyses portant sur l’attention divisée, l’attention conjointe, ou encore sur ce que l’auteure appelle l’inter-attention, lesquelles constituent autant de modèles de descriptions phénoménologiques, et qui sont d’autant plus précieuses qu’elles s’articulent les unes aux autres dans un plan d’ensemble allant de l’intentionnalité horizontale (où il en va de l’attention qu’un sujet prête à un objet particulier) à une dimension pour ainsi dire verticale (où il est question de l’attention que des sujets se prêtent les uns aux autres).

Car l’objectif ultime de Natalie Depraz est de subsumer l’ensemble des analyses dont le phénomène de l’attention peut être l’objet sous la catégorie générale de la "vigilance", en entendant par là une ample réalité anthropologique de présence à soi et aux autres, bien différente par nature de ce que l’on désigne d’ordinaire sous le nom d’attention et qui renvoie à une expérience cognitive locale de fixation ou de focalisation. La vigilance attentionnelle permet justement de penser le continuum qui relie l’acte d’attention comme démarche cognitive à la pratique attentionnelle comme démarche éthique, au sein d’une phénoménologie expérientielle à l’élaboration de laquelle l’auteure travaille depuis de nombreuses années et qui fait toute son originalité dans le champ philosophique contemporain.

Comme le fait remarquer Natalie Depraz, la langue française elle-même indique cette continuité d’expériences à première vue hétérogènes, qu’elle s’efforce de penser sous le nom de vigilance, en disant d’une personne, tout à la fois, qu’elle est attentive (au sens où elle se dispose à une certaine écoute, y compris d’elle-même), et qu’elle est attentionnée (au sens où elle se montre pleine d’égards pour autrui et lui témoigne du respect). Loin de voir dans ces deux composantes du phénomène attentionnel deux plans séparés, autonomes et disjoints, renvoyant à une bifurcation fondamentale au cœur même de l’expérience attentionnelle (cognitive et éthique), Natalie Depraz – partant du constat qu’il paraît difficile d’éveiller, de déployer et de maintenir son attention tout seul (même dans sa dimension explicitement cognitive) et que la rencontre avec une autre personne (qu’elle soit physiquement présente ou m’inspire intérieurement) joue en fait un rôle déterminant – fait l’hypothèse que ces deux composantes se conditionnent l’une l’autre, sans être pour autant aucunement identiques et symétriques, et qu’il existe une dynamique attentionnelle inextricablement cognitive et éthique.

C’est cette dynamique que l’ouvrage explicite patiemment, en modifiant l’angle d’analyse de la phénoménologie husserlienne (qui demeure l’une des références majeures de Natalie Depraz) de sorte à faire de l’attention non plus un acte mental interne, invisible et individuel, mais un vécu corporel tangible et relationnel – une dimension du corps agissant, se déclinant en un ensemble de "gestes". Ce déplacement décisif une fois effectué, le pas suivant, qui conduit à considérer non plus l’attention portée communément sur un même objet mais l’attention portée l’un à l’autre, pose bien moins de problème puisque l’empathie pour autrui est elle-même à sa façon une mobilisation du corps, une inscription dans un espace organique partagé où je me rapproche de lui et identifie ce qui nous relie – un prolongement de l’attention conjointe où chacun s’efforce d’être présent à l’autre au sens où il se reconnaît le devoir de veiller sur lui et de prendre soin de lui. On songe ici irrésistiblement aux pages magnifiques que Lévinas a écrites sur la conscience de veille et sur l’insomnie dans De l’existence à l’existant : "On veille quand il n'y a plus rien à veiller et malgré l'absence de toute raison de veiller. Le fait nu de la présence opprime : on est tenu à l'être, on se détache de tout objet, de tout contenu, mais il y a présence. Cette présence qui surgit derrière le néant n'est ni un être ni le fonctionnement de la conscience s'exerçant à vide, mais le fait universel de l'il y a, qui embrasse et les choses et la conscience "   Il faut lire les commentaires très éclairants que Natalie Depraz consacre à Lévinas, en opposant sa propre éthique de la vigilance à son éthique du visage dans la cinquième et dernière section de son ouvrage qui conclut superbement une réflexion dont nul, désormais, ne pourra faire l’économie, et qui place son auteure au premier rang des phénoménologues contemporains