En venir aux mains pour aiguiser le regard

 

« Le cinéma n’est pas une technique d’exposition des images, c’est un art de montrer. Et montrer est un geste, un geste qui oblige à voir, à regarder. Sans ce geste, il n’y a que de l’imagerie »   . Si elle ne porte pas directement sur le travail du cinéaste Harun Farocki, disparu le 30 juillet dernier, cette phrase du critique de cinéma Serge Daney permet néanmoins de l’éclairer. L’imagerie a trait au commerce des images, elle désigne aussi des représentations provenant d’une même origine (que celle-ci soit publicitaire, industrielle, militaire, vidéoludique, médicale, etc.), des ensembles uniformes que nous ne « voyons » plus. Au fil de son œuvre, à travers films et installations, Farocki aura employé le cinéma pour rendre ces images visibles, pour les sortir de l’imagerie, qu’il s’agisse d’images de guerre, de celles que captent les caméras de surveillance dans les lieux publics ou les prisons, de publicités industrielles, de modélisations, simulations ou de jeux vidéo. Son œuvre peut ainsi se comprendre, selon les termes de Christa Blümlinger, comme une « critique de la culture visuelle (…) pour ouvrir à la lecture certaines images récurrentes dans l’espace public »   .

Le spectre couvert par le cinéaste allemand est prodigieusement vaste, et plusieurs trajectoires mériteraient d’être relevées. Nous en avons choisi deux dont les itinéraires se recoupent : une qui mêle l’oeil, la main et le montage ; l’autre qui s’étend de la distanciation à la simulation. Esquisser l’étendue et l’intrication de ces lignes de travail sera notre manière d’exprimer à la fois la perte que représente le décès d’Harun Farocki et les ressources qu’offre sa filmographie pour continuer à penser les images et machines de vision de notre temps.

En 1969, dans Feu Inextinguible, le cinéaste, assis à une table face à la caméra, écrase une cigarette sur son avant bras, proposant par ce biais au spectateur une représentation a minima des effets du napalm. De 2012 à 2014, il réalise avec Parallel une série de quatre films portant sur les images de l’industrie vidéoludique, leur évolution, le type de monde et de personnages qu’elles construisent. Il ne faudrait pas voir ces deux propositions cinématographiques comme deux points isolés et que rien ne relie. Au contraire, c’est entre les deux que se développe et se tisse cette double réflexion, sur l’œil, la main et le montage d’une part, sur la distanciation et la simulation d’autre part.

 

Oeil, main et montage

 

À travers tous ses films et installations, Farocki prolonge une expérimentation autour du montage comme succession et coexistence des images. C’est en effet par le biais d’une opération de montage, sur un ou deux écrans selon les cas, que le cinéaste mobilise des images appartenant au cinéma ou à son dehors. En reprenant parfois des plans de ses propres films (Feu inextinguible est par exemple mobilisé dans Interface en 1997), en répétant plusieurs fois les même images dans un montage qui s’apparente tout autant à la composition musicale qu’à l’encodage ou au décodage d’un message, en expérimentant la double projection, cette filmographie enseigne au regard la patience et l’insistance.

Le montage requiert deux sensibilités, celle de l’œil et celle de la main, que Farocki met en scène dans Interface. Il se présente à sa table de montage, là où s’affichent deux images, où défile la pellicule pour effectuer coupes et collures, où il transfère des séquences vidéo d’une cassette à une autre. Les doubles projections du cinéaste reproduisent pour l’œil du spectateur ce travail du monteur : deux pistes sur lesquelles des images cohabitent et se succèdent. La relation de la main à l’œil dans le contexte du cinéma, ou d’autres modes de représentation, innerve l’œuvre de Farocki. Ces deux éléments permettent notamment de tracer des liens et recoupements entre des techniques que l’on a tendance à opposer, comme l’analogique et le numérique. Interface raccorde déjà, par le biais du travail manuel et de sa sensibilité, le montage à partir de la pellicule et le montage vidéo. Dans les deux cas, la main est en jeu et Farocki nous la montre : les doigts qui sentent défiler la pellicule et les irrégularités des collures, les doigts qui pressent les boutons de la table de montage vidéo. Que la technologie soit analogique, vidéo ou numérique, le montage reste un travail manuel qui interpelle le regard.

Au monteur d’Interface répondent, dans un autre contexte, ceux de la série des quatre films et installations intitulée Serious Games, réalisée en 2010, et qui, à proprement parler, n'oeuvrent pas dans le domaine du cinéma. Dans l’un, Immersion, le Docteur Rizzo, psychologue spécialisé dans la réalité virtuelle, présente un environnement modélisé et ses différentes fonctionnalités à des psychologues militaires, afin d’accompagner les thérapies des soldats souffrant de stress post-traumatique. « Virtual Irak » permet en effet de reconstituer des scènes de combat, des trajets à bord d’un tank ou d’un hummer, des embuscades au check point, de faire varier les lumières et les sons de projectiles. Dans l’autre, Watson is down, un instructeur de l’armée américaine, apparaît devant son ordinateur où s’affiche le logiciel « Virtual Battle Space 2 ». Il agence sur une carte des obstacles qu’il sélectionne parmi ce qui ressemble fort aux accessoires d’un film stéréotypé sur la guerre au Moyen Orient. Obstacles que devront repérer et gérer une équipe de jeunes soldats. Le regard de ces soldats et ce qu’ils voient à l’écran n’est pas montré au sein d’un même cadre mais fragmenté par la double projection : d’un côté les marines assis devant leur ordinateur, de l’autre l’environnement virtuel. Le cinéaste use du split-screen pour interroger la vision de ces militaires confrontée à une image montée de toutes pièces par la main de l’instructeur.

Aussi, lorsque Farocki se confronte aux images du jeu vidéo, il ne prend pas le point de vue du joueur, mais celui d’un monteur-développeur que nous voyons face à ses écrans dans Parallel I. L’artiste allemand présente d’abord sur l’écran de gauche une surface bleue où s’affichent lignes de code et structures filaires, tout en donnant à entendre les mouvements d’une souris et les pressions sur un clavier. Apparaît ensuite sur l’écran de droite ce monteur qui travaille à la conception d’un ciel voilé de nuages blancs. Les nouveaux monteurs des Serious Games et de Parallel travaillent toujours face à plusieurs écrans ou fenêtres, et mobilisent à la fois la sensibilité de l’œil et celle de la main. Toutefois, à la différence de l’activité qui nous était présentée dans Interface, il ne s’agit plus de produire une succession d’images qui se commentent entre elles, mais d’agencer une carte, une surface, un terrain, un espace unique qui s’étire sous les yeux. En traçant une ligne entre ces différents concepteurs d’images, Farocki adopte un point de vue singulier sur le jeu vidéo. En évacuant la coordination œil-main requise par le jeu, ainsi que les mains et le corps du joueur, la série des Parallel interroge directement les formes de ce qu’il voit.

Appréhendé à partir de son développement, des processus qui l’informent, le jeu vidéo quitte le carcan explicatif de l’interactivité et de l’immersion. Il se voit ainsi offrir une lecture critique qui le situe dans une histoire visuelle. Aussi, que ce soit dans Serious Games et dans Parallel, il ne s’agit pas tant de prolonger un débat portant sur la déréalisation provoquée par les jeux vidéo, que d’investir ce médium en tant que fabrique d’image et d’un regard.

L’ouverture du premier épisode de Parallel délaisse d’ailleurs le jeu Mystery House (1980), et la possibilité de pénétrer dans une maison en entrant des commandes écrites, pour se concentrer sur l’arbre représenté juste à côté. L’image vidéoludique est extraite de sa dimension ludique, recadrée pour en isoler des détails, l’herbe, l’eau, le feu, les différents types de graphismes, d’abord symboliques puis de plus en plus photoréalistes. À travers cette exploration, le jeu vidéo n’est pas saisi dans son rapport au réalisme, mais comme un « nouveau constructivisme » qui cherche à mimer la représentation cinématographique plutôt que la réalité.

Les séquences de jeu transformées en étude visuelle sont entrecoupées de plans où l’image est en construction et, à plusieurs reprises, Farocki juxtapose une modélisation d’herbes ou de mer avec une vue cinématographique de ces mêmes éléments. Cet usage de la double projection fait prendre conscience de la différence de charge narrative entre les deux médiums. Ainsi sorties de leur contexte, les images vidéoludiques semblent ne plus rien raconter, tandis que les images cinématographiques conservent un fond fictionnel.

 

Distanciation et simulation

 

Le geste de Farocki dans Feu Inextinguible relève du procédé de la distanciation que le cinéma militant reprend à Bertold Brecht. Au lieu de montrer au spectateur la photographie d’un homme brûlé au napalm, le cinéaste passe par le biais d’une image audiovisuelle : tandis qu’un zoom le cadre en train de s’écraser une cigarette sur l’avant bras, une voix off indique qu’ « une cigarette brûle à environ 400 degrés, le napalm à environ 3000 degrés ». Tenir le spectateur à l’écart des effets du napalm doit permettre de lui apprendre quelles relations il entretient avec « les causes des interventions au napalm ». Pour voir les causes, il faut éloigner les effets, les reconstruire autrement, sur une autre scène, celle d’un théâtre épique et non plus dramatique.

En 1990, dans La Vie RFA, Farocki filme les entraînements dispensés dans plusieurs centres de formation. Des séminaires proposent à des cadres moyens d’apprendre par le biais d’un jeu de rôle les techniques de négociation, des sages-femmes apprennent à accoucher, des parents à langer leur enfant, la police à effectuer des arrestations. À travers ces simulations, le cinéaste retrouve la forme du théâtre épique et des pièces didactiques de Brecht. Ces pièces n’étaient pas conçues pour s’adresser à un public, elles étaient plutôt un « enseignement pour les acteurs »   . En redonnant une dimension de spectacle à ces entraînements et formations, Farocki ausculte le « schéma de la vie en RFA » et interroge un réel sans cesse médiatisé par des représentations.

Les entraînements filmés dans les Serious Games sont à comprendre sur le même modèle : des mises en scène où les acteurs portent un casque de réalité virtuelle pour apprendre à des psychologues militaires comment manier les environnements modélisés de « Virtual Irak » selon le récit et les réactions du patient. Pour montrer cette double simulation (simulation graphique et jeu de rôle), Farocki reprend d’ailleurs un type de cadre qu’il utilisait déjà dans La Vie RFA et qui, derrière les scènes jouées, laissait voir « l’enseignant, le surveillant assis »   . Dans Immersion, les miroirs placés derrière les soldats aux yeux masqués par des lunettes de réalité virtuelle révèlent systématiquement le passage de gens qui vont et viennent. Dans la dernière scène, où un thérapeute civil joue un soldat traumatisé par une scène vécue en Irak, les sons venant du hors-champ indiquent clairement la présence d’un public. Le virtuel n’apparaît donc pas dans l’œuvre de Farocki avec les paysages modélisés de « Virtual Irak » ou « Virtual Battle Space », et la double projection ne sert pas à l’opposer au réel. Les simulations sont un autre type de représentation dont il s’agit d’interroger la fabrique, comme cette différence que pointe l’artiste allemand dans A Sun With No Shadow entre l’environnement utilisé pour accompagner la thérapie des soldats et celui destiné à l’entraînement : dans le premier les corps et objets ne projettent pas d’ombre, contrairement au second.

L’effet de distanciation est particulièrement efficace dans le cas du jeu vidéo puisque cette manière d’aborder ses images reprend et prolonge les éventuels défauts du code, qui invitent à une exploration alternative du monde vidéoludique. Farocki s’attache à présenter ces univers comme des scènes dont on se rapproche ou s’éloigne par de longs zooms et dézooms, une vue subjective en plein cœur d’un combat et de textures détaillées (béton, métal, impacts de balles) devenant une vue en surplomb au-dessus de formes abstraites. De la même manière, dans un geste qui évoque celui de La Vie RFA et Serious Games où les limites du jeu de rôle étaient toujours suggérées par la présence de tiers (instructeurs, public), le cinéaste recense les bords et frontières du jeu vidéo : un barrage routier impossible à franchir en voiture ou à pied, une montagne impossible à gravir contre lesquels l’avatar avance de biais. Là où le jeu vidéo propose au joueur, par le biais d’un personnage modélisé, d’apprendre et de maîtriser les règles d’un jeu, Farocki propose des images où l’avatar-acteur expérimente les contours et failles des graphismes, des codes et des programmes qui produisent ces nouveaux environnements.

Il revient à Harun Farocki d’avoir extrait de nombreuses images hors de limagerie et, par le montage vertical de la succession, le montage horizontal de la coexistence, et parfois la mise en espace, d’avoir créé des scènes où elles peuvent apparaître autrement. Un tel travail ne peut aujourd’hui que guider les mains des monteurs et les yeux des spectateurs, aiguiser ces deux sensibilités à la source de toute représentation.