Présenté en séance spéciale au dernier festival de Cannes, Les gens du Monde de Yves Jeuland (sorti le 10 septembre 2014) surprend par la modestie et l’intelligence de sa démonstration. La simplicité de son dispositif de tournage (Jeuland est lui-même à la «mise en scène», à la caméra et au son) nous permet ainsi d’être au plus près des acteurs du journal, d’être assis avec eux en réunion ou bien serrés contre eux sur le terrain. Très souvent en plan rapproché et en légère contre plongée, le documentariste cadre des femmes et des hommes au travail, démythifiant le statut des journalistes et de la machine que peut représenter un des plus grands journaux français. L’affiche du film aurait d’ailleurs très bien pu être celle d’une comédie et le titre, celui d’une série de caricatures de mœurs par Honoré Daumier, à l’instar des «Gens de la justice». (A cet égard, le cinéaste nous avait déjà offert, en 2010, le portrait rabelaisien de l’«Ogre politique» Georges Frêche dans Le Président) Documentariste reconnu, œuvrant ici au cœur d’un journalisme en pleine mutation, Jeuland ne cesse d'y questionner le grand Mythe de l’Objectivité.
Tourné pendant la campagne présidentielle de 2012, le film se structure suivant deux lignes narratives, d’une part, le temps chronologique et quotidien de la rédaction, alternant entre le terrain, l’écriture, les réunions et la publication, et d’autre part, des blocs de sens et d’«actions» révélant les enjeux éthiques et politiques du journal. Dès le début du film, le cinéaste nous plonge au cœur de la rédaction et de la question qui l’agite alors : Tweeter ! Certains trouvent ce réseau désormais indispensable, d’autres ne le comprennent pas ou s’en méfient. Il n’en reste pas moins que Tweeter provoque une révolution dans la manière de «traiter» ou de relayer l’information. Interrogée par téléphone à ce sujet, Ariane Chemin termine une explication sur la vitesse croissante de la circulation de l’information, avant de raccrocher et de déclarer : «N’importe quoi !».
Outre le fait que le cinéaste n’épargne pas ses «personnages» et les présente souvent avec beaucoup d’humour, chaque séquence se construit sur le mode de l’exemplification, mettant en jeu différents niveaux de sens du journal : l’écriture et la mise en page, le terrain et le débat, la déontologie et la relation aux autres médias, l’historicité du journal et celle du journalisme. Par exemple, comment tweeter remet-il en question les acquis passés de l’écriture journalistique et nous projette-t-il vers un avenir incertain ? Autrement dit, Yves Jeuland, simultanément, expose et analyse le fonctionnement du grand quotidien national.
En l’absence de tout commentaire en voix off mais en mobilisant les moyens expressifs du montage cinématographique, le réalisateur parvient, d’un côté, à suivre une continuité dans le fonctionnement du quotidien, de l’autre, à élaborer une critique sur son sujet et ses acteurs, en remettant en cause ce qui a été montré ou bien en réfléchissant la question qui se pose ou le thème abordé, de telle manière qu’il révèle parfois les contradictions internes à un système qui se veut «neutre et objectif» – comme le murmure un journaliste. Ainsi, interrompant une longue séquence sur la révolution du «tweet», le «n’importe quoi» d’Ariane Chemin met en doute la logique du discours mené sur ce sujet par ses camarades journalistes dans la séquence précédente et par elle pendant l’interview. Demeuré dans le suspens du cut et sans autre explication, ce «n’importe quoi !» clôture une réflexion et la remet en jeu, obligeant le spectateur à faire un retour sur ce qu’il vient d’entendre et à y impliquer sa propre pensée.
Plus tard, nous retrouvons Ariane Chemin, accompagnée de Raphaëlle Bacqué, en train d’écrire un article sur les procès verbaux de DSK, répétant à plusieurs reprises la nécessité de rester «soft». Dans la séquence d’après, invitée à une émission à Radio France, l’animateur lui reprochera au contraire d’avoir été trop dure. En jouant sur l’effet de contrepoint dans le raccord séquentiel, le cinéaste révèle les ambivalences d’un travail toujours soumis au jugement de la langue et au regard des autres, comme en témoigne également le débat survenu dans la rédaction sur la signification de la Une, titrant «Le match des populismes», à propos de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.
Mais ce qui caractérise le cinéma d’Yves Jeuland demeure l’emploi de l’ironie et une empreinte satirique, hérités entre autres des dessins humoristiques du XIXe et du début du XXe siècle (et d’ailleurs souvent édités dans les journaux ou les magazines de l’époque). Alors que Rocard, victime d’un AVC, vient d’être hospitalisé, les responsables de la rubrique «nécrologie» s’affolent, car la dernière «mise à jour» de sa fiche remonte à 2005 ! En effet, certaines nécrologies sont complétées régulièrement pour palier l’imprévu. Le directeur de la rédaction nous apprend enfin qu’il arrive que l’auteur de l’article en question meure avant même le sujet de la nécro qu’il rédigeait ! Le journalisme affleure ici à la science fiction et à l’absurde. L’ironie de l’anecdote emblématise en quelque sorte le sort des journalistes, toujours pris entre une actualité «virtuelle» (au sens de «non encore réalisée») et la survenue d’un «réel» toujours inattendu.
De même, à la veille du second tour des élections présidentielles, la grande question agitant la rédaction est : le journal doit-il prendre parti ou non ? Nous avons auparavant vu plusieurs journalistes œuvrer auprès du futur président. Outre le goût amer ressenti par le spectateur à l’écoute d’un discours entonnant «Le changement c’est maintenant», les langues de la rédaction se délient progressivement, révélant non pas une prise de parti, mais une véritable prise de position concernant leurs relations politiques et journalistiques au candidat de gauche. Paradoxalement, c’est dans cette séquence, où ils s’expriment librement, qu’ils demeurent les plus sincères et les plus justes, loin de toute neutralité et de toute objectivité. L’Edito du jour sera finalement beaucoup plus circonspect !
Au lendemain des élections, certains journalistes proposent néanmoins d’écrire un article sur un hypothétique gouvernement, car «cela ferait une bonne histoire». Aussi, non seulement, l’actualité se pense ici au futur (ou au conditionnel) et la vérification des faits se transforme en analyse de prospective ; mais encore elle s’élabore en comprenant le désir et le plaisir du lecteur. L’actualité n’apparait-elle pas alors comme le sujet d’une construction ? Le «non» catégorique d’un des journalistes met cependant fin à l’affaire.
Les traits satiriques les plus prégnants demeurent toutefois dans les temps de pause du film, lorsque les journalistes sont dans une période d’attente ou de travail individuel intense. Ces intermèdes, toujours caractéristiques d’un regard sur «Le Monde», nous permettent ainsi de prendre une distance avec le film et d’opérer un déplacement du point de vue au sein même du plan – un peu à la manière de la célèbre anamorphose du tableau d'Holbein, Les Ambassadeurs. Du sérieux à la satire, l’ironie déforme les perspectives d’une vision établie, dans la forme et dans le fond, et ouvre un champ plus libre où la critique politique se mêle à la cocasserie.
Ainsi le film prend à revers l’image de l’institution et les formes d’un documentaire classique, déjoue nos attentes et réalise une approche originale et malicieuse du Monde au travail – pour se clôturer sur la voix d’Yves Montand chantant : « Sensationnel » !