Comment garder un sens de l’éthique lorsque, même dans les hôpitaux publics, la santé devient une marchandise ? Cela pourrait être l’une des questions soulevées par ce très beau deuxième film de Thomas Lilti, mais Hippocrate ne se réduit pas à son enjeu politique, à savoir la dénonciation de la course au rendement à budget réduit (le directeur de l’hôpital travaillait auparavant pour l’entreprise Amazon, tout un symbole). Sur la forme, d’abord, le réalisateur parvient à nous placer à la frontière entre le documentaire et la fiction, un peu à la manière d’Emmanuel Finkiel dans Voyages il y a une quinzaine d’années ou, pour rester sur le sujet de l’hôpital, Import/Export d’Ulrich Seidl (2007). On découvre ainsi un centre hospitalier universitaire comme on ne l’a jamais vu, avec ses interminables couloirs souterrains traversés par d’étranges machines, son toit devenu à la fois havre pour les fumeurs et lieu de palabre, mais aussi tous les lieux réservés au personnel, et plus précisément aux internes en médecine, ces étudiants qui ont déjà six années derrière eux et terminent leur spécialisation, et qui sont les personnages principaux de ce film.

C’est aussi dans ces lieux réservés aux internes qu’Éros et Thanatos se retrouvent, selon les traits codifiés de l’humour carabin qui trouve probablement ses origines, sur le plan psychologique, dans le besoin de décompresser et de conjurer la mort qui rode dans l’établissement. Une scène particulièrement réussie représente ainsi quelques internes autour du baby-foot, à côté de la salle de garde, dissertant sur le nombre de morts tolérés en une année suite aux erreurs médicales.

Benjamin, joué par Vincent Lacoste (révélation 2009 de la Quinzaine des réalisateurs, à Cannes, pour son rôle dans Les beaux gosses), est soumis à une double autorité, celle de son père (Jacques Gamblin, sobre dans les non-dits mais efficace pour illustrer une relation père-fils assez complexe) et celle de ses pairs, la confrérie des internes. Parmi ceux-ci, on trouve aussi Abdel (Reda Kateb, excellent) un «  FFI  », médecin «  faisant fonction d’interne  », ici un Algérien qui espère avoir un poste en France (et se retrouve de fait allègrement exploité en France). Abdel ne maîtrise pas tous les codes (notamment en salle de garde face à «  l’économe  ») mais se révèle d’une grande humanité.

Le film montre – sans pour autant sombrer dans le didactisme – combien il est difficile de replacer l’humain au centre de l’hôpital. Le spectateur se trouve d’ailleurs confronté à un cas qui pourrait relever de la loi Leonetti (2005) sur l’accompagnement médical en fin de vie. A la manière cette fois-ci d’un film social (dans la veine de Ken Loach), on assiste à la délicate mobilisation des internes par solidarité pour l’un d’entre eux. C’est incontestablement une des forces de ce film que de savoir osciller entre différents genres, tout en trouvant sa propre voie. La seule réserve que l’on pourrait formuler concernerait le choix de Vincent Lacoste, un peu trop jeune pour le rôle (20 ans au moment du tournage), car son jeu reste trop proche de celui qu’il campe comme collégien dans Les Beaux gosses. En renonçant aux acteurs connus, le film aurait d’ailleurs gagné en originalité et sa dimension documentaire en aurait été renforcée. Malgré cette très légère réserve, ce film qui avait reçu un accueil des plus chaleureux lors d’une séance spéciale de La Semaine de la critique au dernier festival mérite d’être très largement diffusé et apprécié – c’est presque une question de santé publique !