Sils-Maria est un village au Sud-Est de la Suisse, terre où l’idée de l’Eternel Retour Nietzschéen naquit au-dessus du lac de Silvaplana, peut-être au contact du phénomène climatique dit du serpent de Maloja, qui s’insinue sans prévenir dans la vallée de Samedan, comme un oiseau de mauvais augure indiquant des jours moins beaux. Ce lieu des ombres a également abrité de grands écrivains comme Herman Hesse, Thomas Mann ou Marcel Proust. C’est cette fois-ci, dans le film d'Assayas, le lieu de rendez-vous entre l’actrice Maria Enders (Juliette Binoche) et le metteur en scène, Whilem Melchior, qui lui avait donné sa chance en lui offrant son premier rôle, celui de Sigrid. Si la ville de Sils-Maria est un lieu d’évocations, le film lui du même nom n’est pas sans faire appel à un autre film : Rendez-vous d'André Téchiné (1985), dont la présence fantomatique plane durant la projection, en écho mémoriel aux premières expériences d’écriture d’Olivier Assayas (chroniquées ici) et à la performance remarquée de Juliette Binoche (déjà comédienne chez Téchiné).

Vingt ans plus tard, donc, l’actrice Maria Enders revient pour une soirée d’hommage au metteur en scène Whilem Melchior, dont elle a appris la mort brusquement. On la découvre, résolument marquée par les feux de la célébrité, silhouette de star hollywoodienne endeuillée, aux larges lunettes et manteau de fourrure noire, accompagnée par Val (Kristen Stewart) son assistante personnelle "tout risque", jeune femme moderne qui ne succombe pas aux clichés du métier, et dont l’intégrité frappante et la maîtrise du geste mettent en lumière la fragilité de la star.

A l’orée du film, celui-ci semble s’orienter vers une dialectique du pouvoir entre les deux personnages féminins ("l’esclave" et la "maîtresse"), instaurée par leur différence de statut. Cette figure du binôme composé par une actrice et son assistante a d’ailleurs été portée récemment à l'écran par Cronenberg, dans Maps to the Stars. Mais cette fois-ci, pas d’issue tragique, la force ambigüe de la relation vole la vedette à la diva et se métamorphose de façon imprévue dans la seconde partie du film, dans le silence des montagnes. L’assistante et l’actrice rejouent les personnages de la pièce de l’auteur disparu, Le serpent de Maloja, sur les lieux de l’écriture du texte, mais à la différence que cette fois-ci, Maria Enders ne sera pas Sigrid mais Hélène, la femme mûre qui s’éprend follement de son assistante…Apparaît alors, dans ce revirement de situation, une nouvelle dialectique à l’œuvre : entre la perversion du metteur en scène qui agence des situations pour tester les limites de ses acteurs, et l’orgueil de ces derniers, qui les pousse à "jouer le jeu" jusqu'au bout.

Difficile, toutefois, de passer à côté du texte, et de son pouvoir de redéfinition des rôles et des relations. Il ne s'agit pas seulement d'une puissance de réajustement des rapports, mais bien d'une mise à l’épreuve des certitudes, d'un désaxement de soi. Cette descente aux enfers, Maria la poursuit comme une procession, guidée par Val comme figure virgilienne du périple intime. L'enjeu pour elle est de refouler la Béatrice, la Nina de La Mouette (genèse de son métier d’actrice), pour s’affirmer comme Hélène, aux accents amères d’une Petra Van Kant (comme elle, Maria Enders se mue dans des costumes, explore ses personnalités sous différents masques), pour devenir celle qui succombe d’un amour dévorant à la jeunesse.

Cette double fracture narcissique s'incarne dans la performance de Juliette Binoche, qui fait de cette femme au passé glorieux et fantasmé une figure déchirée, presque inquiétante, haletante de désir et d’indignation devant les réalités qui s’imposent : celles du passage du temps et d'un monde aux nouvelles codifications. On en revient au point de départ du film (la mort du cinéaste) : que reste-t-il pour contrer l’inéluctable, sinon des hommages dérisoires ?

Lors d’une présentation de son film au cinéma le Louxor (lui-même un cinéma-fantôme), Olivier Assayas expliquait que l’écriture du scénario s’était articulée autour d’une actrice qu’il connaît bien : Juliette Binoche est le point de rencontre du biographique et de la fiction. Dans une mise en abyme intra-diégétique (étant donnée la finesse du mécanisme scénaristique entre les actrices et leurs jeux de rôles) et extra-diégétique, il est évident qu’il s’agit de deux vies, celles d’Assayas et de Binoche, liées à une certaine histoire du cinéma. Sils-Maria se présente comme une réflexion sur sa propre évolution, sur le temps qui passe, le travail d’acteur, et les chocs technologiques. Se côtoient plusieurs images, celles de l’archive, désuète et nostalgique (Maria s’extasie devant les effets du "noir et blanc" qui, selon elle, crée une "distance"), et en contraste, celle de l’image internet Skype, trop réelle, de son agent, hyper-réel à son tour (il est, dans la vie, l’agent d’Assayas), qui la ramène à ses responsabilités. 

Et puis, surgit une autre inquiétude sur un état du monde où le "virtuel" et le "réel" se rejoignent, où les tabloïds et les poursuites de paparazzis deviennent les gages ultimes de l'impact d’une star : c'est la dernière génération d’actrice, l'actrice-mutante ( Jo-ann incarnée par Chloë Grace Moretz), facticité du féminin dont le langage est devenu un prétexte pour la scène. Il y a un passage qui se fait douloureusement entre les deux générations. Et pourtant, le film évite la caricature et questionne les clichés en plongeant dans les usages du documentaire. On découvre alors une Jo-ann plus complexe, tout en contrôle, qui se confond elle-aussi avec Sigrid, prête à séduire une Hélène qui visiblement est en quête de reconnaissance. Jo-ann, Sigrid, Val, ne sont-elles pas les différentes facettes de cette même actrice ? Auréolée de vie et de possibles, devenir en puissance, qui fait la force de cette jeunesse désinvolte s’installant malgré les résistances de ces prédécesseurs et le dénigrement que sous-entend l’"adieu à l’art" palpable dans l’attitude de jugement sans retour d’une actrice - elle-même sur le retour. Le duel Stewart-Binoche était une audacieuse manière de porter à l’écran cette problématique.

Enfin, on suit Maria dans la dernière scène de la représentation qui clôt ce subtil triptyque vers les chemins de l’apaisement et peut-être vers une compréhension éthique du précepte nietzschéen : mène ta vie en sorte que tu puisses souhaiter qu’elle se répète éternellement. Car faute d’avenir, ne reste-t-il pas l’éternité ?

Si les contrastes de style et de références donnent parfois le vertige, et peuvent mener à l'incompréhension (on regrette par moments l’allure effrénée, le kaléidoscope d’histoires, on aimerait parfois se suspendre aux mots et revivre l’émotion de nos habituelles expériences cinématographiques). Mais cet interdit de la compréhension est peut-être le pas nécessaire vers une tendre et tardive constatation, celle d’une cohabitation de deux âges au cœur d’un même art