A l’heure de la construction européenne, le comparatisme historique et la confrontation des mémoires des différents pays belligérants de 14-18 demeurent les grands oubliés du centenaire. Pourtant, force est désormais de constater que durant le conflit puis au cours du siècle suivant, c’est parfois des guerres sensiblement différentes que les Européens ont vécu, puis dont ils se sont souvenus.

Arndt Weinrich est chargé de recherches à l’Institut historique allemand, spécialiste de la Grande Guerre et de sa mémoire en Allemagne, et membre du conseil scientifique de la mission du Centenaire. Benjamin Gilles est conservateur à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) et spécialiste de la culture écrite en guerre. Ensemble, ils ont publié
14-18, une guerre des images. France-Allemagne   . Dans la première partie de ce débat, ils expliquent comment, à l’occasion du conflit, les deux pays ont été frappés par une même « révolution médiatique », avec cependant des différences sensibles face à ce phénomène. La semaine prochaine, ils reviendront sur les transformations souvent divergentes de la mémoire du conflit de part et d’autre du Rhin au cours du siècle qui nous sépare de la Grande Guerre.



Nonfiction.fr – Dans votre livre, vous comparez la France et l’Allemagne pendant la Grande Guerre, et notamment les opinions publiques. Avant guerre, ces opinions nationales étaient-elles si différentes ? Qu’en était-il du développement des médias ?


Arndt Weinrich – On pourrait penser que les structures constitutionnelles différentes de la France et de l’Allemagne avaient pour conséquence des différences sensibles dans la manière dont l’opinion publique pouvait s’exprimer. Or, en termes de structures, de fonctionnement et de poids sur la scène politique de l’opinion publique, les similitudes l’emportent très largement sur les différences. L’école a joué un rôle essentiel. Elle a assuré l’alphabétisation des masses, garçons et filles, et a œuvré à la construction d’un sentiment d’appartenance à la nation. Il est vrai qu’en Allemagne, du fait de la structure fédérale du Reich, les particularismes locaux étaient plus développés qu’en France, mais cela ne jouait qu’à la marge.

Benjamin Gilles – Dans les deux pays, les politiques d’éducation sont l’une des conditions nécessaires au développement sans précédent de la lecture et de la diffusion de l’imprimé. En 1914, les progrès des moyens de transport et de communication ont rendu l’information accessible dans des délais inimaginables seulement cinquante ans auparavant. La représentation du monde s’en trouve profondément bouleversée. Ces changements influent sur la culture visuelle. Les contemporains ont le sentiment de voir le temps de l’information s’accélérer et le monde se rétrécir, un peu comme nous le percevons aujourd’hui avec Internet. Le 28 juin 1914, par exemple, le président de la République Raymond Poincaré suit une course de chevaux à Longchamp : il est informé en début d’après-midi de l’attentat de Sarajevo perpétré en fin de matinée. Il ne faut que quelques heures pour que l’information se diffuse. Les premières éditions spéciales apparaissent dès le soir.

AW – En 1914, on peut parler pour les deux pays de véritables sociétés médiatiques, caractérisées par une très grande circulation de la presse. En Allemagne, près de 4 000 quotidiens existent et tirent à près de 18 millions d’exemplaires. En France, le chiffre est moins important : on ne compte que 300 quotidiens environ du fait de la structure très centralisée de l’édition des journaux. Les titres parisiens comme Le Petit Journal ont eu tendance à s’imposer sur l’ensemble du territoire. La presse illustrée dans les deux pays, tel le Berliner Illustrirte Zeitung ou L’Illustration, connaît un essor prodigieux. La découverte du cinéma, surtout dans les villes, contribue aussi à modifier la culture visuelle des Français et des Allemands. Ces deux derniers médias seront les principaux véhicules de la mise en image de la guerre. Mais les hostilités ne constituent pas une révolution visuelle : le conflit change cependant dramatiquement l’ampleur d’un phénomène déjà présent. La mobilisation générale dans les deux pays fait que chaque famille se sent concernée : on attend des informations et on souhaite surtout voir la guerre « telle qu’elle est », pour comprendre. Dans les deux pays, la demande en images est extrêmement forte.

BG – Le contexte de production des images est également très favorable en 1914-1918. Des milliers d’hommes partent au front avec leur appareil photographique. La pratique s’est démocratisée dans les années 1900 et les modèles d’appareils, comme le Kodak Vest Pocket, sont peu chers et facilement rangeables dans un sac. Le fait de partir en guerre avec son appareil témoigne, tant en France en Allemagne, d’une volonté de capter ce moment exceptionnel qu’est la guerre que de documenter sa propre existence dans le conflit.

Nonfiction.fr – Comment a été gérée cette remise en cause d’un certain monopole sur la production de l’information ?


AW – Dans les deux pays, la censure se met en place dès les premiers jours des hostilités. La proclamation de l’état de siège, qui constitue le socle juridique, permet dans le deux cas de contrôler toute la production imprimée. La censure ne devait concerner à l’origine que des informations de type militaire, mais très vite, elle s’étend aux affaires politiques. La censure des images est plus compliquée à mettre en place que pour les textes car leur lecture est souvent ambivalente ou joue sur plusieurs registres. En outre, les censeurs sont plutôt habitués, par leur origine professionnelle, à travailler sur les textes, ce qui les conduit à exercer une attention plus soutenue vis à vis de l’écrit que de l’image. Les deux Etats ont en outre le souci, à des fins de propagande, d’encadrer la diffusion de l’image et de la mettre à profit de l’effort de guerre.

BG – Je nuancerai un peu. L’élan patriotique est très fort au début des hostilités. Tous les producteurs de texte et d’images se considèrent comme des combattants à part entière. Ils s’investissent par l’encre dans le combat. Cette réalité contribue à faire glisser le conflit vers une guerre culturelle. Les journaux illustrés jouent ainsi un rôle essentiel au début des hostilités. Privés d’images, ils recourent à la gravure pour contenter un imaginaire collectif et répondre à l’attente de l’opinion publique. Ils donnent à voir un imaginaire guerrier qui emprunte à la culture visuelle du XIXème siècle. L’héroïsme des soldats, la belle mort, la charge à la baïonnette ou encore la capture du drapeau ennemi reviennent très souvent dans les illustrés allemands et français. Des deux côtés, s’ajoute le poids de l’Union sacrée : on ne diffuse que des scènes où se perçoit le sentiment d’une unanimité collective, où le corps social fait un. Ce type d’images entre en concurrence avec celles réalisées par les soldats qui commencent à atteindre l’arrière dès la fin du mois de septembre 1914.

AW – Il faut ajouter qu’avec la fixation des fronts à partir d’octobre 1914, les échanges entre l’arrière et les soldats reprennent et deviennent très intenses. Des tranchées allemandes et françaises partent ainsi chaque jour près de 10 millions de lettres, soit une par soldat en moyenne. Cette circulation s’amplifie avec la mise en place des permissions. Ainsi, le contrôle des images réalisées au front ne peut être totalement assuré par les autorités militaires.

BG – Le contrôle est d’autant moins efficace que les illustrés sont très demandeurs d’images et n’hésitent pas à s’adresser directement aux soldats. Le phénomène est peut-être plus fort en France qu’en Allemagne. Certains illustrés français ont des lignes éditoriales qui cultivent un goût pour le spectaculaire et n’hésitent pas à ouvrir des concours et payer très cher des photographies venant du front.

AW – L’armée tente d’encadrer les prises de vues, d’abord pour des raisons militaires : il s’agit d’éviter que des informations sensibles (armements, nom des unités…) ne tombent dans les mains de l’ennemi ou ne puissent troubler l’opinion. C’est pourquoi, dans un second temps, des services officiels de production d’images sont organisés. En France, la SPA (Section photographique de l’Armée) est créée en 1915 et en Allemagne, c’est en 1917 qu’est fondée la Bufa (Bild- und Filmamt), organisme chargé de produire des images destinées à la propagande et à la construction d’un récit de la guerre.

Nonfiction.fr – Peut-on parler, avec les effets de la Grande Guerre dans les deux pays, du développement d’une “révolution médiatique” commune aux deux pays, et plus largement, à l’Europe ?

BG – La plupart des images diffusées dans la presse allemande et française en 1914-1918 montrent le quotidien des soldats et l’État en guerre. Elles doivent donner au lecteur le sentiment que les soldats résistent et se battent vaillamment tout en conservant un excellent moral. C’est ainsi qu’est popularisée l’image du poilu et du Feldgrauer que l’on retrouve également déclinée dans les cartes postales, autre support de la culture visuelle massivement diffusé pendant la guerre. L’image sert aussi à démontrer que l’État s’occupe avec beaucoup de soin de ses soldats et met tout en œuvre pour leur confort et leur santé. Les représentations des postes de secours ou des hôpitaux dotés de matériels les plus modernes sont deux exemples de cette propagande. À ces images fabriquées pour des besoins de mobilisation de l’opinion publique s’ajoutent celles montrant les chefs militaires. Joffre et Hindenburg sont ainsi l’objet d’un véritable culte   . Ils incarnent à la fois l’espérance et la volonté de la victoire et apparaissent comme les garants d’une guerre bien menée. La mobilisation de la société civile constitue un dernier registre visuel commun. Les publications insistent beaucoup sur la production des armes lourdes et le travail des femmes. Il s’agit de montrer la capacité de l’État à gérer la situation extraordinaire qu’est la guerre et à organiser la victoire. C’est une guerre de plus en plus totale qui est ainsi donnée à voir aux contemporains.

AW – Néanmoins, il existe des points de divergences sensibles entre les deux pays. La représentation de la mort et celle de l’ennemi sont probablement les deux motifs où les cultures visuelles s’éloignent le plus entre elles. En France, les lecteurs de journaux illustrés peuvent voir très régulièrement des cadavres allemands. Leur présence est en quelque sorte une preuve tangible de la victoire militaire. La presse montre également, mais de manière moins systématique, des cadavres français. La mort sur le champ de bataille est traitée de manière très différente en Allemagne. La presse illustrée ne montre pas de cadavres français. Lorsqu’elle en montre, ce sont des Anglais et des Russes. Cette différence tient au fait que pour les Allemands, les Français ne sont pas les seuls ennemis, qu’ils ne sont pas les plus craints ou les plus haïs. Autre différence entre les deux pays, il n’y a jamais de photographie diffusée montrant des soldats allemands tués.

BG – Dans la presse française, au cinéma et sur les cartes postales, l’Allemand a la figure du barbare. On expose ainsi volontiers ses destructions et ses atrocités. En Allemagne, ce sont les Russes qui sont très souvent présentés sous les traits de sauvages, ce qui est une conséquence visible de la barbarisation de l’ennemi ; les Anglais, eux, sont dépeints comme les instigateurs de la guerre et des profiteurs qui auraient poussé la France à la guerre, et laissent les autres se battre pour ensuite en tirer les bénéfices économiques.

AW – J’apporterai une nuance et un complément. En Allemagne, les troupes coloniales françaises cristallisent tout de même un ensemble de représentations déshumanisantes : on les montre sous les traits de cruels sauvages. De telles images apparaissent pendant la guerre, mais elles sont surtout un phénomène d’après-guerre. Elles s’inscrivent alors dans un discours nationaliste qui prend une dimension raciale à partir de 1923 lors de l’occupation de la Rhénanie et de la Ruhr par les troupes françaises

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

- Notre DOSSIER "Historiographies de la Grande Guerre"

- La seconde partie de ce débat : "De la disjonction des histoires à la disjonction des mémoires"