Entretien avec Tana Schémbori, co-réalisatrice du film qui pourrait marquer les vrais débuts du cinéma paraguayen.

Il s'agit du premier film de ses deux réalisateurs, Tana Schémbori et Juan Carlos Maneglia. Il s'agit aussi et surtout du premier film à poser le Paraguay sur le devant de la scène cinématographique. 7 cajas (distribué sous le titre 7 boxes dans les pays non-hispanophones), sorti dans son pays d'origine en août 2012, a été présenté en France en juin dernier, faisant notamment les belles heures du Festival du film latino-américain de Toulouse. À la sortie des salles, une même réaction : on se souvient difficilement avoir déjà vu, sur grand écran, un film de nationalité paraguayenne.

Sur un continent plus "familier", où la proximité géographique et culturelle pourraient laisser penser qu'il en est autrement, c'est pourtant le même constat : à Buenos Aires, 7 cajas est sorti le 17 juillet dernier, précédé d’une excellente réputation, mais causant le même étonnement, puisque le Paraguay est bel et bien un invité rare dans les salles obscures, même sud-américaines.
En réalité, si le film fait son apparition si tard chez le voisin argentin, c'est bel et bien que les distributeurs n'étaient pas prêts à acheter un film qui, a priori, souffrait d'un défaut de crédibilité. Car le Paraguay, dans les esprits, n'est pas un pays de cinéma. Il faut dire que les spectateurs paraguayens eux-mêmes, au moment de la sortie du film en salles, s'étaient étonnés et enthousiasmés : enfin un film aux couleurs nationales, parlant du pays, produit dans le pays, réalisé par des talents locaux.

Et pour leur premier coup sur grand écran, Tana Schémbori et Juan Carlos Maneglia ont frappé fort : après huit mois à l'affiche, 7 cajas devenait le plus grand succès en salles de toute l'histoire du cinéma paraguayen. Ce thriller indie défaisait le record jusqu'alors détenu par Titanic, en réalisant deux fois plus d'entrées dans le pays (quelque 500 000 billets vendus au total). Un objet de fierté nationale qui s'est aussi appuyé sur de nombreux prix et nominations, notamment un Premier prix, en 2012, au Festival du film de San Sebastián, dans la catégorie "Ciné-Construction".

Succès confirmé dans les salles obscures, avec un excellent démarrage en Argentine, 7 cajas a fait sortir le cinéma paraguayen du trou noir. Comment est appréhendée cette "rupture" ? Comment pense-t-on un film dans un pays qui réfléchit tout juste aux manières de faire du cinéma ? Entretien avec Tana Schémbori, à l'occasion de la première à Buenos Aires.


Tana, ton acolyte – Juan Carlos Maneglia – et toi-même, l'avez dit et répété tout au long de la promotion de 7 cajas : le Paraguay est un pays marqué par une tradition de théâtre et de télévision. Preuve en est, les acteurs de votre film viennent, pour les non-novices, du monde du théâtre. Les réalisateurs sont des figures de la télévision : Juan Carlos et toi avez au compteur de nombreuses séries télé et un programme d'investigation, El ojo, largement salué par la critique. Dans ce contexte, comment franchit-on la ligne pour s'attaquer aux codes cinématographiques ?

On a tendance à cloisonner les genres et à enfermer les gens dans les cases. La télé, c'est la télé. Le cinéma, c'est autre chose. Nous, nous nous sommes trouvés face à un terrain en quelque sorte vierge. Quand on part de zéro, on fait avec ce que l'on a : on invente, on utilise ses atouts au mieux. Dans notre cas, la télé a nourri en quelque sorte le projet cinéma : l'idée de 7 cajas, le déclic on va dire, c'est sorti directement d'un reportage qu'on avait fait pour El ojo, et qu'on avait filmé en plein Mercado 4 (le grand marché central d'Asunción, un personnage à part entière dans le film). Juan Carlos m'avait dit à l'époque : "Ce cadre, c'est un cadre de cinéma. Ce serait génial de faire une histoire ici." Le reste, la trame, on peut dire qu'on l'a puisée dans un court-métrage, de Juan Carlos à nouveau. Il a toujours été fasciné par les pousseurs de brouette qui sillonnent le marché (pour aider les marchands et les acheteurs aussi à porter leurs marchandises et leurs achats). L'incompatibilité cinéma-télévision n'existe pas. Les sphères se nourrissent l'une l'autre. Et il n'y a pas de cloisonnement entre artisans de la télé et artistes du cinéma, comme cela peut exister dans certains pays qui ont une tradition et un patrimoine cinématographiques lourds.

Juan Carlos a dit, dans une interview, qu'en tournant 7 cajas, vous vouliez proposer quelque chose d'à la fois "très Hollywood et très paraguayen". L'identité paraguayenne, dans votre film, on la sent très fortement, à travers certains éléments comme le Mercado 4, un lieu emblématique de la capitale, mais on l'a aussi et avant tout dans la langue. Dans 7 cajas, on parle principalement le yopara, cet intermédiaire entre les deux langues officielles, l'espagnol et le guarani, ce "guarani de tous les jours, de la rue". Là aussi, vous avez fait votre petite révolution, en proposant un film entièrement sous-titré. Une grande nouveauté.

Oui, on a voulu bousculer les habitudes et faire tomber les barrières qui nous donnent une société avec deux cultures. Dans la couche haute de la société, on ne parle plus le guarani, la langue "des origines", et on parle encore moins le yopara. Quand vous racontez une histoire qui veut toucher quelque chose d'authentique du pays, qui parle de comment il se vit dehors, vous ne pouvez pas tourner en espagnol. Ca a été fait, mais dans ce cas-là, ceux qui savent que ce n'est pas comme ça "dans la vraie vie" ne se reconnaissent pas dans le film. L'autre manière de voir les choses, c'est : on filme en yopara, le sujet n'intéresse que ceux qu'il représente, alors on ne met pas de sous-titres, car ceux qui vivent en dehors de ces cercles ne s'y intéresseront pas, ça ne les concerne pas.
Avec 7 cajas, on a voulu dire quelque chose à tout le pays : ceux qui se reconnaissent dans le Mercado 4, ceux qui n'y ont jamais mis les pieds. L'idée du cinéma, c'est aussi de vous emmener là où vous n'allez jamais ! Et puis, quand on veut faire un film "très Hollywood", c'est aussi qu'on vise un film grand public, un public aussi large que possible.

Ne pas avoir peur de dire que l'on veut faire du "cinéma vendeur", c'est quelque chose que l'on retient clairement de ta collaboration avec Juan Carlos Maneglia.

Oui, c'est un peu l'idée. Que ça plaise aux gens, jouer avec ce qui leur plaît. Ca peut être un but en soi, l'exercice nous convient. Nous avons, avec Juan Carlos, notre société de production au travers de laquelle nous travaillons beaucoup pour le monde de la pub, donc nous savons comment disséminer le côté commercial dans une histoire qu'on a envie de raconter. Ca veut dire aussi savoir comment raconter de façon précise, c'est ça aussi l'idée ! Essayer de nouveaux formats... Il n'y a pas de dépréciation des genres, et la publicité a clairement été notre grande alliée depuis le début.

On comprend quel a été ton chemin et ton « école »... La pub, des séries et un programme journalistique pour la télévision, des court-métrages... Mais l'absence d'une vraie tradition cinématographique au Paraguay, ça veut dire aussi peu ou pas de formation (aux métiers du ciné), non ?

C'est le cas. Mais avec le boom de 7 cajas, il y a – c'est la vérité – une filière cinéma qui a été ouverte. Les jeunes voient dans l'audiovisuel, au sens large, une passion et une forme de vie. Comme pour toute filière d'études qui en est à ses balbutiements, il s'agit de s'attacher les bons professeurs, concevoir les bons cours, les bons programmes. Ca demandera du temps, mais maintenant que la machine est lancée, on ne reviendra pas en arrière. Le cinéma, c'est autant une manifestation artistique qu'un travail commercial. Il y a différents aspects et le mélange devra être pris en compte dans les formations proposées. Le plus important, ce sera d'avoir des enseignants qui continuent eux-mêmes à se former pour assurer leur mission dans la précision et la qualité.

Quelles évolutions vois-tu pour le cinéma paraguayen dans les années à venir ? Plusieurs pays de la zone latino-américaine commencent à "se réveiller" sur la question cinéma. On pense au Chili, à la Colombie, au Venezuela. L'adoption de lois de soutien au cinéma a été cruciale ? Au Paraguay, c'est pour quand ?

Juste une chose : j'espère que bientôt on ne parlera plus trop de "commencement", en parlant du cinéma au Paraguay, mais plutôt de "continuité". Cette année, on a eu déjà quatre long-métrages en tournage, dont un qui sera sur les écrans dès septembre, Luna de cigarra, et qui devrait faire parler. On a donc déjà trois films en réserve pour 2015.
Bien sûr, si on avait une loi pour défendre le cinéma et lui offrir les moyens dont il a besoin, on pourrait aller plus loin encore. Au sein d'organisations comme l'OPRAP (Organización de profesionales del audiovisual del Paraguay), on travaille d'arrache-pied sur la question. Il reste encore beaucoup de chemin à faire néanmoins... Et on ne pourrait pas calquer en un claquement de doigts les textes vénézuéliens ou colombiens. Chaque pays est un problème en soi.

On compare beaucoup 7 cajas – pour son rythme, sa trame, son petit quelque chose de fond social – à des films comme Cité de Dieu ou Slumdog Millionaire. Ca t'inspire quoi ?

On ne va pas mentir : ça fait honneur. Si je dis la vérité, toute la vérité, je dois avouer que le scénario de 7 cajas était bouclé avant que ne sorte le film de Danny Boyle. Donc quand on entend que notee film est un Slumdog à la paraguayenne, ça fait extrêmement plaisir, mais on a aussi envie de dire qu'on ne s'est pas inspiré de l'autre film. De toute façon, le thème est largement universel : dans l'un, dans l'autre, l'histoire c'est quoi ? Il y a une réflexion sur les rêves que peuvent susciter les médias... Et quoi de plus commun de nos jours ?

La suite, c'est quoi ?

La suite... Nous avons été contactés pour écrire des scénarios. Pour Hollywood. On travaille