Une quinzaine de lettres pour fêter le quatre-cent cinquantième anniversaire de Shakespeare

Les Hugo père et fils, expulsés à Jersey, y prévoient que l’exil sera long, comment l’occuper ? « Je regarderai l’océan », dit le père – « Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare ».

Ce parallèle rapporté par Dominique Goy-Blanquet dans sa préface à cette quinzaine de lettres semble pertinent : il s’agit bien de bouteilles à la mer, de billets adressés à un homme ou une œuvre-océan. Les manifestations n’ont pas été si nombreuses de ce côté-ci de la Manche pour fêter le quatre-cent cinquantième anniversaire de la naissance du plus grand, sans doute, des auteurs de langue anglaise ; cette édition sauve l’honneur en donnant la parole à quinze écrivains qui déclarent tour à tour au grand Will leur amour, leur fidélité, leur stupéfaction devant les richesses renouvelées de ses pièces au fil des lectures et des successives mises en scène, en un mot leur reconnaissance… C’est peu dire que Shakespeare, « passion française » depuis sa découverte par les Romantiques et l’engagement envers lui des Hugo, tient la route : il demeure l’auteur le plus joué sur nos scènes, une source incessante de provocations intellectuelles et d’inspiration. Comment expliquer cette singulière vitalité, à quel ancêtre du même âge la comparer ?

Les courts textes ici rassemblés ne permettent guère d’approfondir tel ou tel aspect, mais par leur diversité même ils font sens : Shakespeare est un auteur pour tous les hommes et toutes les saisons, il a scruté tant d’aspects de notre condition qu’il semble à chaque époque et dans chaque recoin de nos vies nous comprendre, alors que nous l’embrassons ou le comprenons si peu, lui ! Ce « Grand Anonyme », comme Dieu auquel Georges Banu n’hésite pas à le comparer, plane au-dessus de nos chétives existences. Peu d’auteurs auront mis autant de soin à effacer leur vie derrière leur œuvre ; aux antipodes de nos « autofictions », Shakespeare ne nous laisse jamais deviner qui il est, ce qu’il pense ni quel camp il embrasse dans une époque fertile en factions et en guerres de religion. Il célèbre en revanche partout la communauté insociable des hommes et l’intrication complexe de nos passions, autant que celles du bien et de mal, de la noblesse et de la grossièreté, de l’adresse et de la bêtise, ou de la réalité et du rêve…, qui ne cessent de passer l’un dans l’autre, de s’épauler paradoxalement. Ce « savant chimiste en boues humaines » (Jacques Darras) tutoye la fange autant que les sommets de la pensée ; et le théâtre lui-même, qu’il exalte partout en y célébrant la suprême école morale, la synthèse philosophique et la parole agissante, lui paraît désastreusement ambivalent, le O parfait de la scène, mentionné au prologue de Henry V et qu’illustrera le théâtre « du Globe » embrassant tour à tour le plein du monde et le vide du zéro. Quel auteur sinon Shakespeare aura mieux perçu et porté à la scène à la fois les prestiges et les leurres de la représentation ?

Quinze lettres donc, d’amour et de gratitude. Il faut s’y mettre à quinze pour faufiler une parole à propos d’un pareil corpus, pour suggérer sa richesse, sa polyphonie, son bariolage ou ses écarts. Il est essentiel à la parole théâtrale de ne pas être une (monologique) mais de naître contradictoire, antagoniste et distribuée. Incorporée. Or les corps, qui avec autant de force s’attirent et se repoussent, ne se ressemblent pas. Et les mêmes parfois passent de la plus folle fusion à l’exécration meurtrière de l’autre (Othello). Un objet particulier d’attirance ou de fascination (jusqu’au crime) tourne autour du pouvoir, jamais durablement atteint ni obtenu : on voit sur ce théâtre les corps bander pour le pouvoir, et comment il leur en cuit ! Shakespeare demeure l’incomparable analyste (d’où son étrange actualité) de cette fascination pour le trône, et des crimes en série qu’elle entraîne (Richard III, Macbeth…). Entre l’innocence pré- ou extra-politique et le rôle du serial killer, le prince Hamlet balance, premier anti-héros et figure du tragique moderne (Jacques Darras).

Quiconque lit ou assiste à Shakespeare le fait rarement pour la première fois (remarque Alberto Manguel), ses intrigues ou ses mots ont déjà pénétré nos consciences, mais notre plaisir s’il n’est plus de la découverte est d’entendre encore et encore cette langue incomparable, pour en sonder l’épaisseur, en savourer l’infinie complexité. On n’en a jamais fini avec Shakespeare, comme le montre l’incroyable avalanche des publications (plusieurs livres ou articles chaque jour), l’effort toujours repris des traductions, des notes en bas de page et bien sûr des mises en scène. Ce plaisir de la langue, suggère Michael Edwards, constitue en lui-même un remède ou une réponse au malheur de vivre : si le monde est mal fait, et si les hommes ne sont pas prêts de s’amender, du moins notre parole peut-elle tomber juste, et peut-être tenons-nous avec les mots (eux aussi tellement ambivalents, tantôt sublimes et tantôt nuls, « Words, words, words…) la moins mauvaise de nos planches de salut. La phrase de Shakespeare, où l’anglais sonne comme à l’état naissant dans ses métaphores, ses néologismes ou ses courts-circuits, stimule l’entendement, elle nous incite à exercer notre propre capacité à chercher un semblant d’unité parmi le foisonnement du multiple. Le monde s’est dangereusement et follement ouvert à l’époque de cet auteur, que l’infini du nouvel univers mettait en appétit, ou que les complications labyrinthiques de la personne et de sa parole, bien loin de le rebuter, ramenaient au théâtre comme le seul lieu possible du traitement de la complexité inhérente à l’Histoire, ou à la psychologie de ses acteurs.

Shakespeare ne nous a pas laissé de préfaces, d’art poétique ni de théorie, tout sous sa plume était théâtre sans au-delà fédérateur, ni discours plus « clair ». Ou plus exactement, son œuvre poétique et la série des cent-cinquante six Sonnets relèvent d’une forme de cour ou d’un maniérisme que son théâtre fera voler en éclats, en proposant des intrigues autrement substantielles ou chargées de chair. Yves Bonnefoy voit dans les Sonnets un exercice d’épuisement de la littérature, une petite forme où l’on ne peut faire de grandes rencontres, contrairement à la nuit de la scène et à sa béance ouverte, toujours en mouvement. La grande pensée est figurale et Shakespeare est par excellence un imagier : l’image courant plus vite que les mots, il est probable que notre auteur écrivait dans la hâte pour fuir, par la précipitation de la scène, une conscience singulière toujours menacée de paralysie.

On lira l’approche « juridique » de François Ost rappelant le berceau des « Inns of Court » et l’abondance sur ce théâtre des scènes et de la figure du procès ; ou comment, selon Pierre Bergounioux, l’émergence à cette époque en Europe de trois Etats-Nations, l’Angleterre, la France et l’Espagne devait, chez la première, implanter très tôt un système parlementaire, donc une conscience politique plus capable de protéger les individus que les monarchies absolutistes du continent. Ou encore les contributions à petites touches profondes ou cocasses ajoutées par Michèle Audin, Hélène Cixous, David di Nota, Florence Dupont, Robert Ellrodt, Raphaël Enthoven, Jacques Jouet, Michèle Le Dœuff ou Pierre Pachet… Le lecteur de Shakespeare n’est pas tenu à un sérieux académique, cette œuvre nous enseigne bien au contraire les vertus de la digression, elle relance notre curiosité pour les voies d’un savoir non tracé, sans oublier le rire de Falstaff, les incessantes trouvailles d’une énonciation étincelante, et toujours le jeu. 

P.S. Signalons l’excellente série d’émissions sur France culture, du 14 au 19 juillet, « Looking for Shakespeare » ; préparée et conduite par Christine Lecerf, cette recherche des multiples aspects de l’œuvre était polyglotte et polyphonique à souhait