François Taddeï est directeur du Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) - reconnu pour ses innovations dans le domaine de l’éducation - et propose d’imaginer l’université du futur (Université X.0), en réinventant nos manières d’apprendre et d’enseigner. Je me suis demandé si une telle université proposerait des « cours d’imagination ». Il a accepte de se prêter au jeu et de répondre àquelques questions à propos du développement de l’imaginaire dans les apprentissages.

 

François Taddeï est directeur du Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) - reconnu pour ses innovations dans le domaine de l’éducation - et propose d’imaginer l’université du futur (Université X.0), en réinventant nos manières d’apprendre et d’enseigner. Je me suis demandé si une telle université proposerait des « cours d’imagination ». Il a accepte de se prêter au jeu et de répondre à quelques questions à propos du développement de l’imaginaire dans les apprentissages.

 

Alexandre Stipanovich: Quelle serait votre définition de l’imagination : une capacité à produire une narration riche mais plausible, au contraire de la folie ?

 

François Taddei: Je n’emploierai pas forcément le mot « plausible ». Par exemple, il y des gens qui ont écrit des livres sur ce qui se passerait si le monde entier était en 2D. Un monde en 2D n’est pas un monde très plausible, mais c’est une preuve d’imagination. Il y a une forme de cohérence, oui, avec ses propres règles du jeu. C’est la capacité à imaginer quelque chose qui n’est pas forcément réel mais qui pourrait le devenir. Ce que je trouve justement beau dans l’imagination, c’est que ca peut aller jusqu'à l’irréel complet.

 

AS : Existe-t-il différentes natures d’imagination ?

 

FT : Il y aurait des imaginations cohérentes et d’autres incohérentes… puisque les rêves sont le plus souvent très incohérents, et sont bien une partie de notre imaginaire. La notion de plausibilité et de cohérence est questionnable… Est-ce qu’on peut voyager plus vite que la lumière ? Tant qu’on l’aura pas fait, on pensera que non et pourtant on peut quand même imaginer que c’est possible. C’est encore une fois les limites de notre connaissance qui définissent les limites de la possibilité et de la cohérence. 

 

AS : Il y a cette idée que l’imagination évolue à partir d’elle-même.

 

FT : Oui, qu’elle a sa propre dynamique éventuellement. Je préfère le mot de dynamique à celui de cohérence. La dynamique suppose qu’une chose en entraîne une autre. Mais est-ce qu’il y a une causalité ou pas, une cohérence ou pas, une plausibilité ou pas... Que serait la notion de dynamique pour un peintre ? Peut-être est-ce une notion davantage adaptée pour des gens qui pensent un film, ou des histoires. Chez un peintre il n’y a pas forcément de narration. Il y a des peintres narratifs, qui font presque des BD, il y en a depuis des siècles, mais il y a des peintres abstraits : où est la cohérence chez eux, la dynamique, la narration ? C’est difficile à dire.

 

AS : Comment stimuler l’imagination ? La lecture stimule-t-elle mieux l’imaginaire que le cinéma? Existe-t-il des mediums qui stimulent mieux l’imagination que d’autres ? Et le  sommeil ne les incube sans doute pas de la même façon ?

 

FT : Ce qui est sûr c’est que si on dort sur un problème alors on a des chances de l’avoir résolu le lendemain matin. Il y a un article[1] dans Nature là-dessus. Il existe des contextes qui tuent l’imagination. Donc il y a probablement à l’inverse des environnements qui la favorisent. Par exemple si on me donne une combinaison de mots aléatoires, ceci ne va pas forcément développer mon imagination. En revanche, si on me donne un poème, ça peut (encore faut-il que le poète ait du talent et soit capable de mettre en résonance les mots pour qu’ils rentrent en résonance avec ma propre lecture, mes propres sensations, sentiments, passions, angoisses etc.) Peut-être avons-nous chacun notre façon de déclencher notre imaginaire, l’un devant des mots, l’autre devant un film ? Tant que l’on a pas fait d’expériences, c’est difficile de dire. Quel est le medium préféré de chacun, à un moment donné, pour favoriser le développement, le déploiement de son imaginaire ? C’est une vraie question. Je ne suis pas sûr qu’il y ait des règles universelles et intemporelles.

 

AS : Je pensais qu’avec le fait de lire, on avait soi-même à repeupler un contexte de façon active, alors qu’au contraire lorsqu’on regarde un film, le contexte est objectif, il nous est imposé, on est passif et on fait moins travailler notre capacité à créer un imaginaire.

 

FT : Ceci pourrait être l’objet de recherches, si ca n’a pas déjà été fait. On pourrait essayer de faire des études comparatives : beaucoup de livres ont été adaptés au cinéma…. On pourrait demander de faire des dessins ou d’écrire des vers après le visionnage d’un film ou la lecture du livre original… il existe plusieurs façons de « mesurer »  l’imaginaire. Mon intuition est que le cortex visuel est suffisamment important dans notre cerveau, il y joue un très grand rôle et il est possible qu’en le saturant il ne puisse pas déclencher un imaginaire au sens d’images. Il est plus facile d’imaginer des images les yeux fermés que les yeux ouverts. Si le cortex visuel est trop stimulé par la réalité, il peut être inhibé dans sa capacité à imaginer. Cette hypothèse est vraisemblable mais elle a besoin d’être testée.

 

AS : Cela m’amène à cette autre question : est-ce que l’imagination n’est pas la réponse de l’esprit à ce qui nous manque, à ce qui est impossible même ? Faut-il s’isoler pour retrouver un imaginaire ?

 

FT : Ce n’est pas impossible, mais je ne suis pas sûr d’être très compétent ici non plus... Cette question me paraît intéressante mais elle est un peu philosophique. Une question complémentaire serait: quelle est l’origine évolutive de l’imagination ? D’autres animaux sont-ils doués d’imagination ? Certains singes sont capables d’imaginer des solutions du type : si la banane est collée au plafond, il faut que j’empile des caisses. Les singes ont donc imaginé leur capacité à manger la banane, qu’ils se sont projetés dans une solution en explorant différents possibles. Où l’on retrouve les notions de plausibilité et de cohérence, c’est qu’il peut y avoir un avantage évolutif à avoir un imaginaire, si cet imaginaire permet de trouver des solutions concrètes à des problèmes vitaux, la capacité à avoir des enfants, à survivre etc. Si par exemple lors de la séduction, on commence a  imaginer des poèmes ou autre chose, on arrive à démontrer ses qualités à quelqu’un d’autre, comme sa capacité a résoudre des problèmes concrets afin de nourrir les siens etc. Alors l’imagination est un avantage évolutif. C’est bien compliqué comme sujet l’invention de l’art ! Par exemple, la première personne qui a chassé le mammouth a dû beaucoup y réfléchir, et a dû avoir besoin de se coordonner avec un certain nombre de chasseurs l’aidant pour y arriver. Il a dû imaginer son action, celle de sa bande, celle du mammouth. Il y a clairement un avantage à faire des simulations du monde, à se dire : « si ceci… alors qu’est-ce qui se passerait ? ». A partir de là, une imagination débridée, éventuellement sortant du domaine de la cohérence, pourrait très bien être le résultat, le by-product d’une imagination qui avait un avantage sélectif. Mais quand on commence à imaginer, on peut tout imaginer en mélangeant des paramètres, en s’éloignant de plus en plus de la réalité….

 

AS : Pensez-vous qu’on pourra un jour enseigner l’art d’être imaginatif ? Et si oui comment? Est-ce une urgence compte tenu du fait qu’aujourd’hui on est saturés d’images et qu’on a tendance à devenir moins imaginatif ?

 

FT : Je pense qu’on peut tuer l’imaginaire. Donc si on peut tuer, il doit y avoir des moyens de nourrir et de développer. Je pense que le cerveau est plastique et que à tout âge on peut faire des progrès, mais peut-on atteindre les mêmes points dans les trajectoires… pas forcément. Il y a des méthodes de dessin qui existent depuis plusieurs dizaines d’années où on demande aux gens de dessiner avec la main gauche s’ils sont droitiers, ou alors on leur demande de dessiner un visage en inversant la feuille. En faisant cela, on change suffisamment leurs préconceptions pour les aider à peindre différemment. Il y a aussi toutes les activités de creative design… qui consistent à dire : on est là pour jouer, on se stimule, on rebondit sur ce que dit l’autre… activités qui relèvent peut-être plus du domaine du creative design que de l’imaginaire pur, mais les choses sont a priori liées. Ce sont plus des méthodes assez rapides, voire des astuces. Un autre aspect : si on dit aux gens que l’imaginaire est important, il y a des chances pour qu’ils le travaillent. Si on leur donne des exemples de personnes qui ont réussi en surmontant des barrières grâce à leur façon de voir le monde, cela les poussera à vouloir travailler leur imagination. Il y a plein de manière de mettre les gens en mouvement, soit avec des astuces, soit avec une approche plus approfondie, avec des étapes… Comme chez Platon, il y a plusieurs étapes : lorsqu’on est enchaîné, lorsqu’on enlève ses chaînes, lorsqu’on sort de la caverne etc.  Il y a sans doute des cavernes emboîtées, avec des dimensions fractales… Ma réponse est donc : oui, je pense qu’on peut développer l’imagination. Maintenant est-ce que le monde dans lequel on vit le restreint ? C’est une question que certainement beaucoup de gens se posent… Mais je préfère faire l’hypothèse inverse : aujourd’hui mes enfants lisent des livres d’Heroic Fantasy à longueur de journée. Ces livres font sans doute plus appel à l’imagination que Les Trois Mousquetaires,ou même Jules Verne, qui pour les enfants d’aujourd’hui parle du passé et ne parle pas de l’avenir. Aujourd’hui les enfants n’arrivent plus à lire les livres écrits avant l’an 2000.

 

AS : D’un côté la sur-stimulation qui ne produit pas forcément un fruit imaginaire très substantiel et de l’autre, de longues heures ennuyeuses qui seront peut-être plus fécondes, est-ce un cliché ?

 

FT : C’est possible, mais je vais aller un cran plus loin. Je dirais que le monde d’aujourd’hui permet aux enfants de réaliser une partie des choses qu’ils imaginent, et donc de passer de l’imagination à la créativité pour revenir à ce qu’on disait au préalable. Est-ce bien ou pas, je ne sais pas. Aujourd’hui c’est presque trivial d’imprimer en 3D un objet qu’un enfant de 6 ans a imaginé.  Réaliser une vidéo c’est devenu à la portée de n’importe quel enfant qui se met sur Scratch ou autre. La barrière pour s’activer est plus basse qu’hier. Est-ce que ça en soi stimule l’imagination ou est-ce que ça la restreint…

 

AS : La distanciation vis-à-vis du monde virtuel est sans doute nécessaire pour arriver à penser un monde personnel.

 

FT : Par rapport à ma génération - j’ai 46 ans - j’ai passé ma vie devant la télévision et à lire des livres. Mes enfants n’ont pas eu accès à la télévision, mais à beaucoup de livres et ont passé beaucoup de temps sur le web. Est-ce que le web est mieux ou moins bien que la télévision pour développer l’imaginaire ? Je n’en sais rien. Le web a l’avantage d’être interactif. C’est une caractéristique qui peut favoriser ou empêcher le développement de l’imaginaire… Le rythme n’est plus imposé, il suffit de zapper ou de cliquer… On s’y ennuie moins car on peut y creuser les choses, et donc avoir un imaginaire plus cohérent, plus construit, plus réaliste pour le meilleur et pour le pire.

 

Conversation téléphonique enregistrée le 15 mai 2014



1.    Wagner, U.; Gals, S.; Halder, H.; Verleger, R.; Born, J. (2004) Sleep inspires insight. Nature 427.