En admettant que le présupposé de toute Ecole (d'art ou non) a une mission de transmission, et que l'idée même de transmission est évidente pour chacun, on peut comprendre que l'enseignement artistique se trouve constamment devant la nécessité d'une opération réflexive : si on y enseigne, et par conséquent transmet, alors qu'est-ce qui est transmis, comment, et à quelles fins ?

En admettant que le présupposé de toute Ecole (d'art ou non) a une mission de transmission, et que l'idée même de transmission est évidente pour chacun, on peut comprendre que l'enseignement artistique se trouve constamment devant la nécessité d'une opération réflexive : si on y enseigne, et par conséquent transmet, alors qu'est-ce qui est transmis, comment, et à quelles fins ? C'est là l'objet de cet ouvrage qui, d'emblée, admet ce présupposé, tout en signalant, tout de même, parfois, que l'on peut opérer la critique de ce présupposé de la transmission (aussi bien parce qu'il suppose une filiation mécanique et causale, que parce que des écoles d'art le récusent), si sensible, néanmoins, de nos jours.

Admettons-le, pour l'heure, et comprenons que toute opération de réflexion à partir de ce critère requiert un modèle rétrospectif grâce auquel construire son originalité. Cette reconstruction a posteriori concerne les Beaux-Arts du XIXe siècle. Nous voici reconduits aux académies, "jadis bastions du pouvoir esthétique et donc du contrôle des représentations". Dans ce cadre, la fonction de transmission était assurée par la copie, la confrontation au modèle et aux maîtres, et par quelques exigences normatives, à propos desquelles il convient toujours d'être prudent, parce qu'on ne voit pas que les exigences de ce type aient vraiment disparu (ou empêché quelques chefs d'oeuvres), même si elles se sont déplacées (soulignons que l'on a constamment l'oeil rivé sur la normativité des autres sans apercevoir la sienne). Il n'en reste pas moins vrai que, dans ce récit de l'ancienne transmission, on raconte non moins, qu'après quelques transgressions (Gustave Courbet, et quelques autres), l'avènement des avant-gardes a bouleversé le jeu, défait l'éducation artistique de toute normalisation, pour lui substituer une idéologie de la rupture. Puis, soulignent les directeurs de cette édition, "dans l'après-guerre, elle s'est progressivement détachée des programmes collectifs volontaristes pour explorer quantité de stratégies pédagogiques plus atomisées".

Ce contre-point mis en avant, la question de la transmission se pose donc à nouveaux frais dans les Ecoles d'art et de design aujourd'hui. Les collecteurs du volume ici en question la font reposer sur un postulat énoncé en son temps par Thierry de Duve : l'art ne s'enseigne pas ; il se transmet. Dans Faire école (ou la refaire ?) (Dijon, Les Presses du réel, 2008), cet auteur distingue trois modes de transmission évidemment intriqués : une transmission technique, sur le mode de l'apprentissage de savoir-faire, une transmission théorique, sur le mode d'un enseignement au sens propre, une transmission esthétique, sur le mode d'une formation du jugement et du goût.

Voici l'hypothèse des coordinateurs de cet ouvrage : faire le pari que, dans l'enseignement artistique des écoles d'art, la transmission est toujours enveloppée dans des "figures" et des "méthodes" et, plus loin que dans sa dynamique, se détermine dans des constructions au croisement de ces deux ordres (les figures et les méthodes). Sur ce fondement, ils ont convoqué deux colloques. L'un à Nantes : Teaching the World II : l'enseignement par l'expérience (2010). L'autre à Genève : Figures et méthodes de la transmission artistique : quelle histoire ? (2011). Ajoutons que d'autres colloques de ce type ont largement couvert l'actualité pédagogique des écoles d'art, ainsi que de leur "crise", comme si cette question dite de la transmission était devenue centrale, sinon pour les étudiants, du moins pour les enseignants, depuis quelques années. Qu'appeler "figure" ? Les figures de l'enseignement artistique renvoient avant tout à la question du maître et de son autorité. La figure n'est d'ailleurs pas uniquement la personne du maître, elle englobe son aura, les récits des étudiants, la notoriété, bref des représentations aussi, souvent mythiques, non dénuées d'héroïsme. Qu'appeler "méthode" ? Disons plutôt un rapport à la fois au maître et à l'enseignement, c'est-à-dire, un ensemble de montages pédagogiques spécifiques. Il revient donc toujours à une méthode de mettre en oeuvre des principes pédagogiques, et le plus souvent sous l'égide d'une "figure". Il est clair que le siècle précédent a été marqué par de nombreux conflits autour des "figures" et des "méthodes", voire par la déconstruction des figures de l'autorité. En un mot, l'enseignement artistique dans les Ecoles fluctue entre exemplarité et identification, à l'encontre des pratiques directives de jadis.

Evidemment, il faut cerner les références, notamment les grandes institutions modernistes qui ont changé les conditions de l'enseignement : Bauhaus, Ecole photographique de Düsseldorf, Vuthemas, Black Mountain College.... Quant aux maîtres, il s'agit de John Cage, Joseph Beuys, Yves Klein, Wolf Vostell, Robert Filliou, Allan Kaprow, le Feminist Art program, la Maison des artistes de Milan (Luciano Fabro). Tels sont en tout cas les noms les plus souvent référés dans ce volume, qui ne cherche d'ailleurs pas à se rendre exhaustif.

L'ouvrage distribue les contributions aux colloques signalés en une suite plutôt chronologique. Le sommaire s'ouvre donc, après les introductions d'usage, sur Man Ray, considéré ici comme l'annonciateur des changements pris en compte (la transmission artistique concerne moins l'art que le rapport au monde de l'étudiant, d'autant qu'on sait que tous les diplômés d'une école ne seront ni des artistes ni des artistes reconnus ; la valeur de l'art n'est pas dans ses résultats, mais dans l'expérience même de la création, dans l'attitude individuelle créative face au monde). Puis viennent des études sur Cage, Beuys, Filliou, et ainsi de suite jusqu'à Fabro et Mike Kelley. Mais l'ensemble se clôt par des considérations plus générales, facilitant des synthèses : sur les diplômes, sur le désir d'art, le projet, et les interstices du savoir.

En ce qui regarde Cage, l'étude est subtile. Elle consiste à analyser le rapport Bauhaus/Cage dans le moment du transfert aux Etats-Unis des exigences du Bauhaus. De ce dernier, l'auteur de la communication (Jeffrey Saletnik), rappelle d'abord qu'il cherchait à ne rien fixer, mais plutôt à préserver le développement de flux. Voilà qui importe, puisque, habituellement, on retient du Bauhaus un enseignement centré sur le médium, plutôt que sur les pratiques artistiques. Puisque Cage s'empare de ces questions, il est intéressant de rendre compte des corrélations entre Cage et le Bauhaus. Pratique et enseignement se conjoignent alors. Cage concentre son enseignement sur les processus, l'importance à accorder à l'environnement matériel, l'exploration du quotidien par le prisme des habitudes. Il insiste sur les activités anodines, la marche, la cuisine, la vaiselle, qui deviennent autant d'opportunités pour se concentrer, écouter et tirer un enseignement de notre environnement. On pourrait résumer la position de Cage, par deux mots : expérience et inventivité (en prenant appui, par ailleurs, sur la philosophie de John Dewey).

Le cas des Ecoles des avant-gardes françaises après 1950 est un peu différent. Antje Kramer montre comment l'enseignement de Klein, Vostell, Beuys tente de dépasser les problématiques de l'enseignement artistique au profit du fantasme d'un lieu d'enseignement universel. Certes, ces Ecoles visaient une académie idéale, et elles ont trouvé peu de réalisation, l'un voulant créer une "école de la sensibilité", l'autre fonder un "Bauhaus Fluxus", le dernier imaginer un laboratoire mobile qui se déplacerait de ville en ville. L'auteur montre que les conceptions en question d'académies idéales sont toutes dépositaires d'une croyance en une "mission parareligieuse" de l'artiste, sur le modèle de Marcel Duchamp. Là encore, ces projets naissent d'un besoin d'étendre la pratique artistique à la vie tout entière. Aussi témoignent-ils d'une redéfinition radicale de la problématique de l'art. Ce dernier est désormais compris comme une pratique sociale égalitaire, fondée sur les principes de dialogue, de la démocratie et de la création commune. L'auteur fait cependant remarquer que, néanmoins, dans chaque cas, l'artiste, devenu prophète, semble seul capable de mettre en marche une telle rééducation profonde de la société par l'art.

Le cas de Joseph Beuys est incontournable. Cet artiste n'affirmait-il pas : "être enseignant, voilà ma plus grande oeuvre d'art". N'oublions pas sa proposition centrale d'un art élargi, concrétisée par la célèbre action : Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort. Jean-Philippe Antoine entreprend de reconstituer l'enseignement de cet artiste. Il montre successivement deux choses : que la pédagogie de Beuys se fonde sur l'efficacité de l'image, en une séquence mi pédagogique, mi-éducative, qui se déroule en passant d'abord par l'expérience du choc affectif de l'image, débouche ensuite sur une discussion, dans laquelle on peut alors faire entrer les interprétations qui pour une part peuvent donner une forme verbale à l'expérience ressentie à l'occasion de la perception de l'image (mais l'interprétation ne doit pas précéder). D'autre part, qu'enseigner ne consiste pas fondamentalement à tenir un propos ou un discours, à proposer un message destiné à être entendu comme tel, mais il s'agit d'inventer une situation telle qu'elle provoque chez ceux qui la perçoivent un mouvement et un trouble mobilisateur. Il y va sans nul doute de l'initiation, dont on sait qu'elle est une vertu artistique chez Beuys.

L'ouvrage recense ainsi nombre de pratiques qui ont bouleversé les écoles d'art, et l'on sait que ces bouleversements sont en quelque sorte inachevables, quant ils ne mettent pas en question en permanence les directions des établissements. L'exemple, non cité, des beaux-arts de Paris, actuellement, n'est pas le dernier. Aucune école d'art ne peut demeurer sourde à l'émulation artistique qui caractérise la période de référence, encore moins de nos jours. Une école peut même se trouver être le théâtre de moments importants de la vie artistique. Tous les cas étudiés dans cet ouvrage montrent qu'une école d'art peut difficilement se limiter à une simple formation professionnalisante. L'enseignement doit avoir une ambition intellectuelle et artistique dépassant le cadre de la seule transmission de savoir-faire, ce qui nous reconduit aux propos de Thierry de Duve cités ci-dessus. Ou la figure du maître ou l'actualité de l'art, tel est le dilemme. Les dispositifs pédagogiques ne peuvent d'ailleurs pas non plus ne pas rompre avec les mythes romantiques concernant les artistes.

Chacun des cas rapportés, et nous n'avons pas rendu compte de chaque contribution, a le mérite de mettre en lumière des manières de déplacer sans cesse l'autorité pédagogique. Il n'est pas étonnant alors de voir évoqué le cas de la pédagogie du maître ignorant, à la manière de Jacques Rancière, dans cet ouvrage (p. 202). Mais il est non moins central de poser un certain nombre de questions, auxquelles s'attachent les derniers textes de ce volume. Parmi elles, celle qui consiste à se demander comment de telles initiatives, souvent hors cadres, peuvent devenir de véritables institutions ? Parlera-t-on d'écoles autogérées ? De mouvements d'éducation alternatifs ? Ce n'est pas uniquement une affaire de termes. Plutôt une question décisive tant l'autonomie requise pour les conduire doit être franche. Un article rédigé par des étudiants de l'HEAD-Genève se demande si le terme approprié n'est pas "auto-institution", tant ces écoles refusent de reproduire les structures hégémoniques de la société et récusent un savoir pris dans les rets de l'économie de la connaissance ?

Cependant, il faut souligner derechef que, malgré les titres de l'ouvrage et des colloques, certaines écoles d'art se refusent à l'idée même de transmission. C'est le cas de Asger Jorn, et du Mouvement pour un Bauhaus imaginiste. Dans ces cas, on s'imagine plutôt du côté d'une université de la praxis. Les Situationnistes ne diront pas autre chose. C'est alors le nomadisme qui prend le relais de la transmission. Le point commun de tous ces projets demeurant la critique institutionnelle, telle qu'on la retrouve encore chez Marcel Broodthears, Daniel Buren et Hans Haacke. Les pratiques artistiques de l'interactivité ne pouvaient qu'aboutir à des interrogations sur les institutions d'enseignement.

On terminera en remarquant que ce volume, tout à fait passionnant, et quoi qu'on en tire, remet sous nos yeux des moments prestigieux de l'histoire de l'enseignement artistique. Il ne lui manque plus qu'un volet, pour l'heure, encore impossible à écrire : que nous proposent, aujourd'hui, les écoles de formation artistique ?