Une biographie inédite nous invite à redécouvrir une des figures majeures de l'avant-garde du siècle dernier.

On a si naturellement tendance à penser Dada et au surréalisme comme des phénomènes essentiellement européens (sinon français) qu'on en oublierait presque que l'une de leurs plus grandes figures était un Américain. Et on a si naturellement tendance à associer le nom de Man Ray à la photographie qu'on en oublie qu'il n'était pas seulement photographe, et peut-être aussi, comme nous invite à le penser la biographie que vient de lui consacrer Serge Sanchez, qu'il n'était même pas avant tout un photographe.

Né à Philadelphie en 1890, Emmanuel Radnitsky, qui choisira son pseudonyme en raccourcissant tout simplement son prénom et son nom, était le fils aîné d'un tailleur juif originaire de Kiev, lequel avait épousé deux ans plus tôt une compatriote, dont il aura au total quatre enfants. Le jeune Manny fait ses études à Brooklyn, où les Radnitsky s'installent en 1897, et s'oriente d'abord vers une carrière d'architecte. Il y renonce très vite pour se consacrer à la peinture et prend des cours du soir, tout en gagnant sa vie en travaillant dans une entreprise publicitaire. Or entre 1910 et 1914, la modernité artistique fait soudain irruption en Amérique : à la première exposition des artistes indépendants succède, en 1913, l'Armory Show, à la fois succès de scandale et succès artistique et commercial, où les New Yorkais (mais aussi Chicago et Boston) découvrent Odilon Redon, Matisse, Picasso, et les trois frères Duchamp, sans parler de nombreux peintres américains modernistes.

Cette année-là Man Ray montre qu'il a parfaitement assimilé la leçon de Cézanne en peignant le portrait du photographe Alfred Stieglitz (aujourd'hui à la Beinecke Library, Yale), dont la galerie au 291 Cinquième Avenue est un des hauts lieux de l'avant-garde. Et toujours en 1913 il fait la connaissance d'une poétesse belge, Adon Lacroix, qu'il épouse l'année suivante. En 1915, l'année de sa première exposition à la galerie Daniel, une rencontre capitale est celle de Marcel Duchamp, qui sera non seulement l'ami de toute sa vie, mais l'artiste dont Man Ray s'est toujours senti le plus proche. En 1916, l'année où le mouvement Dada naît à Zurich, Man Ray peint son premier chef-d'œuvre, Revolving Doors. Avec Picabia, Duchamp, et quelques autres, dont le fulgurant et mystérieux Arthur Cravan, Man Ray anime l'antenne new-yorkaise de Dada. C'est de là que datent ses premières photographies — celle de Duchamp au crâne tonsuré en forme d'étoile (geste inaugural du body art, comme le dit justement Serge Sanchez), celle de Duchamp travesti en Rrose Sélavy ; Duchamp l'encourage non seulement dans ses expériences photographiques, mais aussi comme auteur de films d'avant-garde. Toujours avec Duchamp, et l'artiste et mécène Katherine Dreier, il crée en 1920 la Société Anonyme, première organisation américaine d'art moderne (dont il trouve le nom). Mais l'Europe l'attend, et c'est comme une seconde vie qui commence.

Le 14 juillet 1921, Man Ray débarque au Havre. Le jour même, au bistrot Le Certa, Duchamp lui fait connaître Breton, Aragon, Éluard, Soupault, Fraenkel... En décembre, il expose les Revolving Doors à la Librairie Six. Il rencontre Arp, Satie, Brancusi, dont il photographie l'atelier. Et c'est comme photographe que sa réputation s'étend très vite. Ses modèles sont Gertrude Stein, Joyce, Cocteau, Pound, Matisse, Picasso, Proust sur son lit de mort. En 1921, il redécouvre accidentellement un procédé de photographie sans appareil qu'il appelle rayographie. À partir de ces années-là la biographie de Man Ray se confond plus ou moins avec l'histoire du surréalisme, que Serge Sanchez nous résume une fois de plus, et de façon fort vivante, comme il évoque les bals des Beaumont et les villégiatures chez les Noailles. En 1924, on voit Man Ray, jouant aux échecs avec Duchamp, dans le film Relâche de René Clair. Lui-même tourne ses propres films expérimentaux : Le Retour à la raison (1923), Anémic Cinema et Emak Bakia (1926), L'Étoile de mer (1928), sur un poème de Desnos, Les Mystères du Château de Dé (1929), inspiré par la villa des Noailles à Hyères. Lorsque paraît Nadja de Breton en 1928, le livre est illustré par ses photographies, dont il est indissociable.

Depuis 1992, une nouvelle compagne, Alice Prin, surnommée Kiki de Montparnasse, quartier où il habite, partage la vie de l'artiste pendant six ans : c'est celle qu'on voit, de dos, dans le fameux Violon d'Ingres, où l'inspiration de Man Ray rejoint celle de Magritte. En 1929 entre dans la vie de l'artiste une jeune Américaine, Lee Miller, mannequin, actrice (elle apparaît dans Le Sang d'un poète de Cocteau) et apprentie photographe, qui devient son assistante en même temps que sa maîtresse. Comme l'explique Serge Sanchez, il est probable que ce soit elle, plutôt que Man Ray, qui soit à l'origine d'un nouveau procédé, accidentellement découvert, que le photographe nomme solarisation. Cette liaison orageuse prend fin en 1932, et Lee Miller finira par épouser le surréaliste anglais Roland Penrose.

Les années trente voient Man Ray participer, avec Brassaï, à la revue Minotaure d'Albert Skira, et à toutes les grandes expositions surréalistes qui se tiennent des deux côtés de l'Atlantique, dont celle organisée par Penrose à Londres en 1936, celle organisée la même année par Alfred Barr, Jr. au Musée d'Art moderne de New York, et la grande exposition internationale de Paris en 1938. À la fin de la décennie, il a une nouvelle compagne en Adrienne (Ady), jeune Antillaise qui le suit lorsqu'il quitte Paris lors de l'exode de 1940 mais dont il se sépare lorsqu'il s'embarque pour New York, de Lisbonne, sur le même bateau que Dalí et René Clair. Plutôt que de rester à New York, Man Ray découvre son pays natal qu'il connaît à peine, et c'est à Los Angeles qu'il fait la connaissance de la dernière femme de sa vie, Juliette Browner qu'il épousera en 1946 à Beverly Hills, en une cérémonie de mariage jumelée avec celle de Max Ernst et de Dorothea Tanning. 

À part un saut-éclair à Paris en 1947, Man Ray ne se réinstalle en France qu'en 1950. Ces années américaines voient Man Ray délaisser la photographie au profit de la peinture, comme l'impressionnante série des Shakespearian Equations qu'il présente en 1947, et même des arts décoratifs, comme ces jeux d'échecs en aluminium qu'il fait reproduire en dizaines d'exemplaires. 

À Paris, les Man Ray s'installent au 2 bis rue Férou, près de Saint-Sulpice. Tout en renouant avec ses anciennes amitiés, il travaille, et ses travaux, comme le souligne justement Serge Sanchez, semblent anticiper les mouvements qui vont fleurir dans les années soixante et soixante-dix : Andy Warhol a été le premier à reconnaître ce qu'il lui devait ; et le fameux Pain peint (en bleu) de 1958 n'est-il pas de l'art conceptuel avant la lettre ? Médaille d'or de la biennale de Venise en 1961, célébré (en tant que photographe) par une exposition à la Bibliothèque nationale en 1962, puis en 1966, pour le cinquantenaire de Dada, alors que Breton meurt la même année, Man Ray fait figure de grand survivant de l'avant-garde historique. Très affecté par la disparition de Duchamp en 1968. Lui-même meurt à Paris, quelques mois après Ernst, le 18 novembre 1976. Après la mort de Juliet en 1991, une impressionnante dation Man Ray vient enrichir les collections du musée d'art moderne de la Ville de Paris.

Au sortir de la lecture de cette biographie d'une lecture tant instructive qu'attrayante, on se rend compte de la difficulté qu'il y a à caractériser un artiste si divers, et à bien des égards en avance sur son temps. Traditionnellement catalogué comme surréaliste, Man Ray, s'il a su, habilement, éviter de se brouiller avec Breton comme tant d'autres, a été un membre à certains égards peu orthodoxe du groupe, comme en témoignent par exemple ses liens d'amitié avec Cocteau, ou sa culture musicale acquise au poulailler du Metropolitan Opera, ou encore sa méfiance vis-à-vis de tout engagement politique. Plus qu'un surréaliste, il est, au fond, resté dadaïste, proche avant tout de Duchamp, dont il semble avoir saisi immédiatement l'immense importance, et dont il est resté l'ami jusqu'à la fin.

Un index aurait été bienvenu. Il aurait peut-être permis de rectifier avant l'impression une erreur, fréquente mais surprenante de la part d'un spécialiste du surréalisme, dans le prénom de Wifredo Lam, et une autre, plus cocasse, dans celui de Marilyn Monroe