Y-a-t-il dans l’histoire du monde des périodes où l’imagination joue un rôle plus déterminant que dans d’autres ? Y-a-t-il des courants philosophiques ou artistiques qui réservent une place primordiale à l’imagination ? J’ai eu la chance de rencontrer Olivier Schefer, spécialiste de philosophie et d'esthétique romantique, puisqu’il est maître de conférence d'Esthétique et de Philosophie de l'art à la Sorbonne, pour romantiques allemands. Cet entretien fait partie du dossier " La mort de l'imagination"

Y-a-t-il dans l’histoire du monde des périodes où l’imagination joue un rôle plus déterminant que dans d’autres ? Y-a-t-il des courants philosophiques ou artistiques qui réservent une place primordiale à l’imagination ? J’ai eu la chance de rencontrer Olivier Schefer, spécialiste de philosophie et d'esthétique romantique, puisqu’il est maître de conférence d'Esthétique et de Philosophie de l'art à la Sorbonne, pour romantiques allemands.

Cet entretien fait partie du dossier 
" La mort de l'imagination"

Alexandre Stipanovich : qu’est-ce qui a amené les romantiques allemands à accorder autant d’importance à l’imagination ?

Olivier Schefer : C’est vraiment une question immense. Trop souvent on identifie l’imagination avec une sorte de rêverie sentimentale, éthérée, vague, celle de quelqu’un qui s’endort, qui tente d’échapper à la réalité. Dans le premier romantisme allemand, et ceci va vraiment irriguer plusieurs formes de romantisme, anglais, français – avec Nerval et Baudelaire –, l’imagination est d’abord une question philosophique, en même temps qu’artistique. L’imagination a de vrais fondements philosophiques. Peut-être est-ce Blaise Pascal, bien avant les romantiques, qui prend la mesure de l’importance de l’imagination quand il dit dans les Pensées que le plus grand philosophe du monde ne peut s’imaginer au-dessus d’un abîme, sur une simple planche en bois, sans se mettre à éprouver une angoisse, à transpirer de peur. Même si sa raison est extrêmement puissante, son imagination va le déstabiliser parce qu’elle peut le transporter au-dessus de l’abîme. Au sein du classicisme on reconnaît donc à l’imagination le pouvoir de déstabiliser la raison. C’est une chose étonnante car pour Platon, au contraire, la raison prend le pas sur l’imagination. Les romantiques, eux, parce qu’ils sont très marqués par la pensée de Kant, comprennent que l’imagination est une dimension spontanée et dynamique de la raison et non pas un fait passif du corps. Elle n’est pas antinomique avec la pensée comme le pensaient certains classiques (au sens philosophique du terme, au XVIIe siècle).

Malebranche (XVIIème) estime que l’imagination est « la folle du logis ». Selon lui, elle dérègle tous les pouvoirs de la raison. Chez Kant, avec La Critique de la Raison Pure (1781), puis peu après avec La Critique de la Faculté de Juger (1790), donc vraiment à la fin du XVIIIe siècle, l’imagination humaine apparaît comme un pouvoir constitutif de la connaissance. Kant note dans la première Critique, que l’imagination est « un art caché dans les profondeurs de l’esprit humain ». Elle désigne le pouvoir humain de synthétiser: celui de rapporter les concepts de l’entendement aux choses sensibles (données par la sensibilité). L’imagination est donc une faculté qui nous permet à la fois de théoriser et de visualiser, de nous mouvoir dans la sphère de l’intellect et d’avoir une perception sensible. Pour Kant, c’est un pouvoir de synthèse, qui est au fondement de l’esprit mais qui en est une racine cachée. Et elle reste sans doute encore largement inconnue à ce jour. Les romantiques allemands ont beaucoup lu Kant et le connaissent très bien. Schlegel, Schleiermacher et d’autres, tous lisent les livres de Kant entre 18 et 20 ans. Et ils saisissent cette idée importante dans l’œuvre kantienne.

L’imagination n’est pas seulement un problème philosophique, elle devient une manière de repenser l’acte de création. On pourrait dire que pour les romantiques la grande question est de remettre en cause le pouvoir antique d’imitation, issu d’Aristote et qui traverse tout le classicisme. La mimesis, l’imitation de la nature est une sorte d’anti-imagination. Comme le disait Saint-Augustin, « creatura non potest creare » : la créature (l’homme) ne peut pas créer, l’homme peut seulement imiter ce que le créateur a crée, il est voué à se rapporter à un modèle extérieur. L’imagination est un levier extraordinaire qui trouve sa source – non pas dans un modèle extérieur – mais dans l’esprit humain, dans la racine cachée de l’esprit humain, dirait Kant. Les romantiques se saisissent donc de cette idée et vont essayer de trouver les fondements de la création et de la pensée, dans les tréfonds de l’âme humaine et justement dans l’imagination humaine qui, du coup, et c’est le second aspect, est associée à la liberté. L’imitation de la nature assujettit l’artiste à un modèle. A partir du moment où l’homme imagine, il n’imite plus. Imaginer, c’est créer au sens le plus radical du terme. Du coup, on retrouve la formule de St Augustin, mais pour les romantiques précisément, l’artiste devient une sorte de demiurge, quasi-divin, qui peut créer grâce à son imagination. Il se met souvent en rivalité au sein du romantisme avec Dieu. C’est la thèse faustienne de la création. 

AS : D’ou vient cet élan ? Pourquoi autant d’auteurs et d’artistes se sont élancés si jeunes dans le romantisme ? Y-avait-il un contexte particulier ?

OS : C’est l’élan de la jeunesse déjà. Cet élan de la jeunesse correspond par ailleurs sur un plan historique à la période révolutionnaire. La révolution française a été un événement absolument crucial pour les Français, bien sûr, mais aussi pour les Allemands qui voient en elle une transformation radicale du monde. Une des grandes questions de toute cette période est ce que Nietzsche appellera plus tard La Mort de Dieu, c’est la remise en cause de l’autorité suprême, le fait que l’homme rivalise avec Dieu, qu’il se prenne pour Dieu lui-même, qu’il remette en cause l’autorité divine. Dans le romantisme, cela prend souvent la forme de religions artistiques. On considère que l’art est une nouvelle manière d’accéder au Divin qui ne se trouve pas le mieux représenté dans les églises ou les temples. On va contempler la nature et peindre des paysages, comme le fait Caspar David Friedrich par exemple. Ses toiles deviennent parfois des peintures religieuses sans référents iconologiques ou des formes de prières picturales.

Cet élan s’explique aussi de manière historique, à travers la reforme luthérienne pour laquelle la foi est intériorisée et s’affranchit de plusieurs dogmes de l’église catholique et romaine. On peut ainsi associer cette période à un vaste mouvement de déchristianisation de l’Occident avec, comme point d’acmé, la révolution française. La mort du roi et la mort de Dieu étant deux événements symboliquement proches. Le romantisme se déploie dans ce contexte, emporté par un sentiment exaltant de liberté que l’imagination humaine représente. Et puis il y a le versant négatif car, ne l’oublions pas, il s’agit d’une crise. Les romantiques eux-mêmes ne sont pas toujours très à l’aise non plus avec cet élan, ils en souffrent parfois. On a souvent dit qu’ils recherchaient Dieu sous d’autres formes, l’art en étant une, parfois aussi la politique. 

AS : La racine cachée était un feu sacré ?

OS : Un feu sacré au sens quasi-religieux du terme. Chez eux, on trouve un sens mystique, religieux qui est rattaché à l’imagination. L’imagination humaine doit rejoindre l’imagination divine, et parfois s’y mêlent des éléments issus de la magie, de l’alchimie. Par exemple, un auteur comme Paracelse, qui était un alchimiste et un théoricien de la nature en Allemagne à la Renaissance, considérait que Dieu avait créé le monde par imagination, par le biais d’images incarnées. N’oublions pas que l’imagination, c’est aussi et d’abord un rapport à l’image et que les choses sont comme des résidus de cette puissance imaginative divine. Trois siècles après Paracelse, les romantiques ont vu dans le pouvoir créatif et fantasmatique de l’imagination une manière aiguë de retrouver une forme de création originaire. Baudelaire au XIXe siècle dira que l’imagination a créée le monde. Ce n’est pas le Verbe au sens biblique du terme qui est premier, mais selon lui c’est l’Imagination. Peut-être faut-il insister sur le rapport à l’image. 

En allemand, la Fantasie désigne la dimension subjective, fantasmatique et imaginaire du sujet. Tandis que Einbildungskraft, terme utilisé par Kant et Schelling, renvoie à Kraft, la force, Einbildung, à l’information, au sens d’une mise en forme, donner forme à quelque chose, et Bild c’est l’image. L’imagination c’est donc une façon de donner corps à une représentation, à une image intellectuelle. 

AS: C’est l’image et le fait de façonner l’image.

OS : Exactement. L’image qui s’incarne vraiment dans quelque chose de concret. L’imagination n’est pas qu’une abstraction, elle se situe entre le concept et la chose sensible, ce que Kant avait compris. Créer, c’est imaginer au sens où c’est donner forme sensible et matérielle à des représentations qui sont tout d’abord des images mentales. La puissance de l’image pour les romantiques – et bien après – est ainsi à double face : elle est d’abord tournée vers l’imaginaire du sujet, elle renvoie à son fond invisible, impalpable, à notre psyché, à tout ce qui se passe quand on rêve, phénomène extrêmement puissant, aux images qui nous hantent donc. Mais, d’un autre côté, l’image est produite dans le monde réel, ainsi quand les peintres réalisent des tableaux. L’importance du tableau dans le romantisme est très forte (il y a aussi, bien entendu, des images dans la littérature ou peut-être aussi en musique, plus indirectement). Si l’on s’en tient à l’exemple du tableau, je rappelle que Caspar David Friedrich disait qu’un peintre ne doit pas peindre ce qu’il voit devant lui, mais plutôt ce qu’il voit au-dedans de lui. Il doit fermer son œil extérieur pour ouvrir son œil intérieur. Il va chercher des formes dans sa nuit intérieure pour leur donner une forme extérieure, en s’appuyant pour ce faire sur des données du monde réel ; le paysage est réel et idéal chez lui. Il combine donc l’imaginaire et la réalité (de l’image).

AS : Comment expliquez-vous le côté tourmenté du héros romantique, est-il alors en proie à une imagination trop débordante ?

OS : Lorsqu’il va en lui-même, l’artiste romantique puise dans une nuit insondable, il le sait. Kant, encore lui, l’avait vu à sa façon, dans Les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, la descente en soi est une descente aux Enfers. C’est un motif très luthérien, très piétiste. C’est presque une idée freudienne : on ne sait pas ce qu’on va trouver quand on descend tout au fond de soi. Et c’est vrai que les romantiques y vont, si je puis dire. Ils descendent. Ils ne reculent pas. L’idée de descente dans l’intériorité, d’une descente sans fin en soi-même, est un motif très important de cette période. Un auteur tel que Novalis, lorsqu’il écrit son roman Henri d’Ofterdingen raconte alors les aventures d’un jeune troubadour qui descend dans une mine et rencontre un mineur qui va lui raconter l’histoire de la terre, le destin poétique du monde etc. Cette analogie entre la descente en soi et la descente dans la terre est fréquente durant cette période. 

Pour résumer : qu’est-ce qui rend l’imagination si attirante et si exaltante pour les romantiques ? J’ai évoqué la liberté (par opposition à l’imitation), le pouvoir de synthèse entre le sensible et l’intellectuel, que cette faculté met en œuvre. Il faut ajouter qu’une des grandes questions soulevées par l’imagination, c’est aussi sa dimension transgressive : l’imagination n’a pas de limites. Elle va à l’infini pour les romantiques. L’imagination est donc vraiment une force transgressive et en cela elle touche à des états émotionnels très intenses. Mais nous entrons sur un terrain glissant : quand on parle de pathologie, de maladie romantique on peut voir deux sens [vous n’évoquez que le premier sens ici] : un premier sens serait un jugement de valeur, dépréciatif, c’est la fameuse formule de Goethe : «  j’appelle classique ce qui est sain et romantique ce qui est malade », il y a là une condamnation sans appel. Goethe ayant lui-même été un romantique. Il semble alors se détacher de ses amours sentimentales, de la passion-fusion, de cette envie de renverser les codes sociaux, du refus de la vie bourgeoise, etc. Peut-être parce qu’il s’assagit, qu’il vieillit, il devient un classique. Donc la pathologie romantique, prise en ce sens, conduit à tous les excès, à l’usage des drogues, aux paradis artificiels dira Thomas de Quincey repris par Baudelaire. C’est une véritable exploration de la psyché dans ses profondeurs et ses tourments, et le romantique déjà parle d’inconscient. En ouvrant les portes de l’imagination, qu’est-ce qu’il y trouve ? Ce que Freud appellera la pulsion de vie et la pulsion de mort : une sexualité qui ne peut pas être refreinée, des tendances suicidaires, morbides etc. On pourrait dire qu’il s’agit d’une complaisance de la part de ces jeunes gens qui manquent de maturité, mais d’un autre côté c’est une connaissance de soi par les gouffres. Cela prépare le siècle qui va suivre, avec Freud et Nietzsche. Au fondement de tout ce qui semble rationnel et structuré, on trouve peut-être un irrationnel dont l’homme n’arrive pas à se défaire, parce que c’est une partie de lui-même et que toute la culture est un dressage qui vise à réguler cela. À travers l’imagination, les romantiques retrouvent donc cet inconscient constitutif du sujet, cette racine cachée, qu’évoquait Kant sans savoir à quel point cette idée allait très loin, au point de faire exploser son propre système de pensée.

AS : Pourquoi une telle importance de la nuit chez les romantiques ?

OS : Pourquoi la nuit ? On a tous fait l’expérience de l’étrangeté de la nuit : vous arrivez quelque part à la campagne en plein jour, tout va bien, mais si vous arrivez en pleine nuit, c’est très inquiétant. Le propre de l’imagination, c’est qu’elle se représente ce qu’elle ne voit pas. C’est en cela qu’elle dépasse les limites, simplement parce qu’elle les ignore, parce qu’elle ne les voit pas. C’est pour ça qu’on a peur du noir. Nous touchons une question qui est liée à la nuit, non pas au sens physique du terme, mais bien psychologique et philosophique. C’est la question du sublime, très importante. Kant disait : « le jour est beau, la nuit est sublime ». La nuit c’est aussi l’espace du sommeil, du songe, du rêve et pour les romantiques, le rêve c’est un mode de connaissance des profondeurs. Nombreux sont les textes à cette période qui exaltent la nuit. La nuit est le moment où l’homme rêvant rentre peut-être en contact avec l’au-delà. Il y a un côté à la fois spirituel et spirite qui passe par le canal nocturne et qu’on retrouve dans le surréalisme et le symbolisme. Novalis écrit son plus fameux poème qui s’intitule Les Hymnes à la Nuit. C’est une sorte d’hommage à la nuit en révélatrice de vérités cachées, en espace du songe, en espace mystique et, en même temps, c’est la aussi la mort. Ils sont toujours à la frontière : la connaissance des profondeurs, c’est aussi le moment où on touche la mort, où on expérimente la disparition. 

Par principe, la nuit s’opposant au jour, étant aussi la doublure du jour, le Romantisme vient après Les Lumières, grande période du XVIIIe en Europe : celle de la rationalité, de l’athéisme, de la tolérance, où il y avait cette volonté de repousser les limites de l’obscurité que serait l’ignorance. Pour les romantiques, la nuit c’est un autre mode de connaissance qui explore des états limites, qui sollicite les frontières du moi et du monde

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Entretien donné dans le jardin du MoMA à New York, le 11 juillet 2014