Suite à l'invasion de la Crimée en 2014, le gouvernement de Petro Porochenko est confronté à la nécessité de reconstruire le pays, et de le préparer aux ambitions de Poutine pour l'avenir.

Pour les nouvelles autorités ukrainiennes, les derniers jours ont été marqués par des avancées militaires qui complètent, sur la scène intérieure, les succès remportés au plan international grâce à la signature du partenariat avec l’Union européenne et à la résistance aux pressions gazières de Moscou. Toutefois, si la victoire des armes semble à portée, les défis institutionnels et économiques restent entiers. Les prochains mois seront déterminants pour le président Porochenko : saura-t-il passer du statut de nouveau président de choc à celui de reconstructeur du pays ?

Tenir le langage  ferme de la souveraineté nationale

Dans le bassin du Don, les opérations militaires semblent désormais toucher aux buts que leur a assignés le nouveau président ukrainien : rétablir l’autorité de l’État central dans les régions en proie aux séparatismes de Slaviansk, Lougansk et Donetsk. Contre les aspirations à constituer une « République populaire du Don », Petro Porochenko tient aux insurgés et à leurs soutiens russes le seul langage qu’ils comprennent : celui de la souveraineté nationale appuyée par la force armée.

Il lutte ainsi contre l’idée, agitée par Moscou depuis le début de l’année dans les chancelleries, sur les plateaux de télévision et dans les enceintes internationales : les autorités gouvernementales successives de Kiev seraient illégitimes parce qu’incapables de contrôler le territoire national. Il entend faire pièce aux tentatives de discrédit lancées par les médias russes contre un pouvoir tour à tour décrit comme « faible », comme illégitime car uniquement occidental et même comme « pro-fasciste ».

Le pouvoir central récuse l’idée d’une guerre civile et d’une division de l’Ukraine jusque dans l’appellation d’ « opérations anti-terroristes » appliquées à des combats menés à l’arme lourde sur des champs de batailles et dans des zones urbaines au prix de lourdes pertes civiles et militaires. Il retourne ainsi contre les insurgés et leurs partisans russes des outils de propagande abondamment utilisés par le Kremlin depuis plus d’une décennie pour disqualifier tout pouvoir centrifuge.

Intransigeant contre les attaques à la souveraineté de l’Etat, Petro Porochenko simplifie en réalité sa position avec Moscou. Loin de se discréditer il se rend tout à la fois audible et crédible.

Tirer les leçons des « conflits gelés »

Les opérations militaires résolues jusqu’à l’inflexibilité tirent les leçons des crises des années 2000 improprement appelés « conflits gelés » dans plusieurs chancelleries occidentales. Par ce vocable, les diplomaties des pays membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) désignent les situations de conflits armés parfois violents mais localisés qui, après une phase d’affrontement à haute intensité, ont connu des éruptions militaires et des poussées de violence plus sporadiques mais non pas moins dramatiques.

Ces conflits non-résolus illustrent en effet la manière dont Moscou peut espérer tirer profit de situation de sécessionnisme contre les anciennes républiques soviétiques, comme ces derniers mois en Transnistrie et au Haut-Karabakh. Ainsi, le président pro-russe de la Transnistrie en appelle aujourd’hui à un « divorce civilisé » avec le reste de la Moldavie, alors que ce pays se rapproche de l’UE, et que la déstabilisation de l’Ukraine voisine suscite à la fois crainte et convoitise depuis Tiraspol. Quant au Haut-Karabakh, objet de vives tensions entre Arméniens et Azerbaïdjanais, il a permis en septembre dernier à la diplomatie russe de pousser Erevan à rejoindre l’Union douanière, enjeu essentiel pour la diplomatie russe.

Quant à l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, elles ont pour leur part vu leurs indépendances reconnues par la Russie et quelques Etats perdus entre l’Océanie et l’Amérique du Sud : le rêve de l’ancien Président Saakashvili de réunifier le pays paraît lointain. Dans tous ces conflits, même en Géorgie en 2008, le « gel » et le « dégel » des opérations militaires ont en réalité été utilisés par Moscou et ses partenaires locaux pour dicter leur tempo et garder l’initiative face à des Etats largement désorganisés depuis leur indépendance en 1991. Périodes de gel et accès de fièvre militaire ont été tournés à leur avantage par des forces militaires russes supérieures techniquement et tactiquement. Plus largement, dans ces régions, la Russie organise la confusion comme en Ukraine occidentale, afin d’affaiblir les Etats limitrophes et renforcer ses leviers d’action à ses frontières. Loin de viser l’empire ou la reconstitution de l’URSS comme on le croit souvent, la Fédération de Russie se contente de construire un glacis de désorganisation et de faiblesses étatiques à ses marges.

Pour son entrée en fonctions, le 25 mai dernier, Petro Porochenko a tiré certaines leçons de ces « conflits gelés » et a décidé d’imposer son propre rythme afin d’éviter que le séparatisme ne s’installe et que les conflits dans le Donbass ne s’enkystent pas. Malgré des revers initiaux importants et en dépit des appels à la modération de ses soutiens occidentaux, il a persisté à déployer des actions militaires d’envergure utilisant du matériel de guerre et des unités des forces spéciales. De plus, il a inscrit cette tactique militaire dans une stratégie globale et multiforme où la recherche d’accords économiques avec l’UE, l’appel aux médias américains, la présence dans les enceintes internationales ainsi que des dosages subtils dans ses messages à la nation s’allient pour asseoir son autorité.

Les succès actuels – au moins de court terme – tiennent à une lecture des « conflits gelés » où temporiser ne fait que renforcer les pouvoirs séparatistes appuyés par Moscou et pérenniser une maîtrise du chaos par la Russie.

Finir la guerre civile et construire la paix intérieure

Rétablissement de la souveraineté nationale, renforcement de la continuité du territoire (à défaut de son intégrité, puisque la Crimée demeure perdue), réhabilitation de la puissance de l’Etat central, contrôle de la frontière – peut-être avec l’aide de l’OSCE – tous ces objectifs régaliens semblent à portée de main aujourd’hui pour les autorités de Kiev. Ils ne sont pourtant pas à l’abri de nouvelles initiatives russes pour discréditer ou déstabiliser peut-être même sur le court terme.

En effet, Moscou conserve en main de nombreux atouts : une frontière poreuse en raison de la désorganisation – et de la corruption – du corps des garde-frontières, des inquiétudes profondes chez les russophones ukrainiens, une mobilisation de l’opinion publique russe en faveur des insurgés, une présence de ses forces spéciales dans les zones grises de l’Est, une unité nationale plus que jamais précaire. De manière plus large, la Russie pourra manier l’arme gazière dont la puissance se fera sans doute mieux sentir durant l’hiver 2014-2015 comme elle s’était manifestée en janvier 2006 et en janvier 2008 au moment des pics de consommation. Et elle conserve, avec la Crimée, le moyen de rouvrir constamment la plaie saignante de l’unité nationale ukrainienne : car si la souveraineté étatique est en cours de rétablissement dans le bassin du Don, l’intégrité territoriale de l’Ukraine est mutilée pour longtemps par l’annexion de la Crimée.

Pour les autorités ukrainiennes, le rétablissement des pouvoirs régaliens et la « main tendue » à l’Europe, tous deux annoncés par le discours d’investiture du nouveau président, ne sont que des conditions nécessaires à réunir pour passer à l’étape ultérieure. Le mandat du président ukrainien se jouera sur des dossiers autrement plus complexes à résoudre : le gaz, l’unité nationale et la relance économique.

Dans les négociations gazières avec Gazprom, l’Ukraine a joué l’intransigeance en refusant le prix de marché. Elle a ainsi martelé, dans la sphère économique, son mot d’ordre d’indépendance politique à l’égard des pressions russes. Mais elle se prépare un hiver rigoureux car ses réserves – estimées à 6 mois – viendront à épuisement au moment du pic de consommation hivernal. L’injection de gaz à partir de l’Allemagne ne sera sans doute pas suffisante. Une voie est encore à trouver pour assurer la sécurité énergétique de l’Ukraine. En ce qui concerne l’unité nationale, le Président Porochenko devra sortir de l’ambiguïté savante de son discours d’investiture pour rassurer les provinces orientales nouvellement « pacifiées ».

S’il persiste à refuser la fédéralisation désormais endossée par Moscou, il devra trouver les mesures pour garantir la non-discrimination à l’égard de populations traumatisées par les opérations militaires et nourries par la propagande russe. Spécificités linguistiques et autonomies locales devront être garanties, sous peine de voir le brasier réapparaître dans le bassin du Don. Quant à la relance économique, elle ne pourra se faire que péniblement et très graduellement : en représailles à l’accord de partenariat avec l’UE, la Russie grèvera sans doute les exportations ukrainiennes, soit un tiers des exportations globale au niveau d’avant crise. De plus, pour que l’économie soit relancée par l’intégration dans l’espace économique européenne, des investissements massifs seront nécessaires, notamment pour la mise aux normes de la qualité des productions, dans l’agriculture, l’aéronautique comme ailleurs.

Pour Petro Porochenko, l’offensive militaire s’achève. Maintenant commence la gestion des défis politiques.